Dans le cadre de l’opération Inédits textes dramatiques, en collaboration avec le journal Le Courrier.
Un entretien autour de la pièce La Potion Chamallow (2022) / de Pauline Noblecourt / Plus d’infos.
Par Anna Chialva

Anna Chialva, pour l’Atelier critique (A.C.) : La potion Chamallow est le résultat d’une collaboration avec les classes CE1-CE2 et CE2-CM1 de l’école germaine Tillion sur le thème de l’égalité homme-femme. Comment ce projet est-il né ?
Pauline Noblecourt (P.N.) : Le projet est parti d’une collaboration avec le metteur en scène Maxime Mansion. Nous avons travaillé ensemble pendant plusieurs années et notamment nous nous sommes rencontrés autour de la question de la co-écriture, c’est-à-dire l’écriture de spectacles de facture professionnelle avec des gens qui ne le sont pas.
Nous avions déjà mené un projet similaire à La Potion Chamallow dont le titre est Trajectoires : il s’agissait d’un spectacle écrit avec des enfants qui venaient d’arriver en France.
C’est d’abord dans le cadre de la promotion culturelle que Maxime Mansion a envisagé un partenariat avec l’école Germaine Tillion sur la thématique « égalité homme-femme », la thématique de l’année scolaire, en me proposant de rééditer un travail de co-écriture avec ce public. Ce metteur en scène est aussi le fondateur du festival d’écriture « les Contemporains » qui a lieu toutes les années à Lyon et qui constitue un vrai tremplin pour les jeunes auteurs. Ainsi, en combinant le cadre du festival, qui offrait un laboratoire de création, et le cadre de la collaboration avec l’école primaire, nous avons décidé de créer un spectacle ayant à la fois la vocation de médiation culturelle avec les publics scolaires et un réel objectif artistique.
A.C. : Comment êtes-vous passée du thème « égalité homme-femme » à l’histoire d’un garçon qui veut devenir une fille ?
P.N. : Je suis vraiment partie de ce que les enfants avaient envie de raconter. Quand je suis arrivée dans l’école, j’ai commencé par leur proposer d’imaginer toutes les histoires qu’ils voulaient autour de l’égalité homme-femme. Il y a eu plein de scénarios : des enfants qui construisaient un mur dans l’école pour séparer les garçons des filles ; des histoires de match de foot avec des licornes qui apparaissaient, et beaucoup d’autres. Ils devaient voter ensuite entre les différents scénarios pour celui qu’ils préféraient. L’histoire d’un petit garçon qui veut devenir une petite fille est le scénario qui a rencontré le plus de suffrages. Ce n’était pas une simple illustration de ce qu’ils avaient appris sur l’égalité homme-femme, mais une véritable appropriation du sujet et c’est en cela que consiste tout son intérêt.
A.C. : Comment les enfants ont-ils réagi à cette proposition d’atelier ?
P.N. : Globalement, d’une façon assez variée : ils étaient enthousiastes et ils participaient beaucoup. Il y a eu quelques réticences de la part d’un enfant à qui le sujet déplaisait beaucoup pour des raisons familiales. Heureusement, les enseignantes ont été attentionnées envers lui, tout en permettant le bon déroulement de l’atelier. Pour ce qui concerne les autres enfants, ils se sont saisis du projet. C’était très intéressant de voir à quel point chacun venait avec ses propres idées et son propre background culturel pour comprendre cette question. Cette école présentait un public très mixte. C’était beau de voir comment ces enfants se saisissaient de la question avec leurs propres compétences culturelles. Le projet était ainsi pour eux l’occasion d’une ouverture de points de vue et pas une récitation de ce qu’on pouvait leur dire sur le sujet.
A.C. : Quelle a été la réaction des parents ?
P.N. : Je n’avais pas à faire directement avec les parents. Il y a eu quand même plusieurs parents qui sont venus participer à l’atelier pour aider les enfants. Puisque les enfants sont très jeunes, l’atelier prévoit la présence d’un adulte pour noter ce qu’ils disent, car à leur âge les compétences d’écriture ne sont pas encore très développées et les enfants ne peuvent pas suivre un rythme soutenu de rédaction écrite. Il y a donc eu une implication importante des parents. Certains parents ainsi que des familles au complet sont venus voir le spectacle avec leurs enfants. Je crois que dans l’ensemble ils étaient assez enthousiastes par rapport au projet.
A.C. : Quelles parties du texte ont été concernées par votre remaniement ?
P.N. : La production de ce festival [Les Contemporaines] ne prévoit pas de décors, ni d’effets spéciaux. Le texte posait donc un problème de mise en scène : il n’y avait pas encore l’histoire-cadre des deux adultes qui racontent leur enfance. Or, les narratrices sont nécessaires car elles permettent de passer d’une scène à l’autre. C’est ce cadre qui a été ajouté afin de faciliter la mise en scène. Il y a eu quelques interventions aussi au tout début du processus de création : lorsqu’on a commencé à réfléchir au scénario, on a dû choisir entre plusieurs histoires. J’avais envoyé ces histoires au metteur en scène pour avoir son avis et parmi elles, une – celle des licornes – a été refusée pour des raisons de faisabilité technique.
La pièce elle-même a été écrite en tenant compte des considérations de mise en scène, notamment pour ce qui concerne les trois actrices qui devaient jouer tous les personnages. Il n’était donc pas possible pour elles de jouer deux personnages à la fois. Les enfants ont très bien intégré cette contrainte à tel point qu’eux-mêmes avaient appris à reconnaître les moments de changement de personnages et leurs implications dans le texte.
A.C. : Quel est votre rapport avec le théâtre pour enfants ? Aviez-vous déjà eu une telle expérience ?
P.N. : Je n’ai pas écrit beaucoup de pièces pour enfants et toutes les fois où j’en ai écrites, il s’agissait de commandes. J’avais écrit une courte pièce qui s’appelait Fantaisie pour téléphone portable destinée à des ateliers scolaires. C’était une pièce chorale faite pour pouvoir être jouée par plusieurs jeunes. J’avais également eu cette expérience antérieure avec les enfants qui venaient d’arriver en France. Le théâtre pour enfants ce n’est pas un genre qui m’a attirée tout de suite, je me suis progressivement intéressée à cela du fait de la réalité du métier d’auteur. Les auteurs sont souvent amenés à animer des ateliers d’écriture parce que les revenus ne sont pas suffisants, particulièrement en France. Les ateliers d’écriture constituaient donc une façon d’équilibrer entre diverses activités et d’assurer un complément de revenu. En commençant à faire des ateliers d’écriture dans plusieurs contextes, je me suis prise au jeu. Il était très intéressant d’échanger, de travailler avec les enfants et cela permettait de déplacer mon point de vue sur le monde. La question du théâtre jeune public m’a intéressée dans ce contexte de co-écriture : si l’histoire est pensée par les enfants et qu’on construit ensemble la pièce, je me sens plus légitime dans la démarche et j’apprends beaucoup.
A.C. : Comment doit-on parler aux enfants en 2025 ? Comment définiriez votre style d’écriture ?
P.N. : Je pense qu’être écrivain de théâtre, c’est une somme d’outils et de compétences ; c’est un métier qui s’apprend, où l’on progresse, mais il y a aussi de la transmission possible. Je ne crois pas du tout au génie dans sa tour d’ivoire produisant des œuvres littéraires. Je crois plutôt à la capacité à apprendre à progresser dans l’écriture et aussi à transmettre ; et la co-écriture permet cela.
Ce que j’aime bien, c’est partir de la façon de penser des enfants. J’ai beaucoup apprécié dans le travail d’écriture sur La Potion Chamallow le fait que dans la dramaturgie de la pièce il y a quelque chose de très irréaliste, il y a vraiment une logique où l’on passe d’un scénario à un autre et si ce scénario est formulé, il devient réel. C’est typiquement quelque chose que je n’aurais pas trouvé pertinent ou logique si j’étais seule à l’écrire.
Le fait de travailler là-dessus avec les enfants, à l’inverse, a rendu tout cela très logique. C’est un jeu d’équilibre entre conserver les idées des enfants et garantir que la pièce puisse quand même être appréciée et comprise par un public large. Cette activité implique de se mettre au service de la façon de penser des enfants.
Concernant le style, je ne sais pas si j’ai un style spécifique. Je pars toujours plutôt de thématiques et souvent de thématiques politiques. La potion Chamallow est assez différente du reste de mon écriture : je pense qu’elle est beaucoup plus « simple », mais pas au sens négatif ; elle est moins « intellectuelle » si l’on veut, et elle est très bien comme cela.
A.C. : Comment situer la pièce par rapport à la production théâtrale contemporaine ?
P.N. : Ce qui m’agace beaucoup dans la production théâtrale contemporaine – d’ailleurs c’est un de mes sujets de recherche actuellement – c’est qu’il y a toute une industrie de l’« écriture des voix ». Souvent les théâtres passent commande à des auteurs qui doivent aller rencontrer des jeunes ou différents types de publics pour collecter leurs paroles et à partir de cela écrire une pièce. Plusieurs fois ils m’ont demandé ce travail et j’ai toujours refusé. Pour moi, le cœur d’une pièce se situe dans la fiction qu’on invente et c’est elle qui va donner le sens à ce qu’on dit, qui va ouvrir des possibles, qui va faire rêver. Je pense qu’à partir du moment où l’on se saisit de témoignages pour en faire une fiction, on leur donne un sens qui n’est pas celui qu’ils avaient à l’origine et qui n’est peut-être pas celui que les personnes qui ont témoigné voudraient donner. Je suis très opposée à cette tendance et c’est pour cela que j’ai essayé non sans difficulté de défendre cette pratique de la co-écriture qui déplace la question.
Dans le contexte de co-écriture, les personnes avec qui on travaille vont elles-mêmes être au cœur de la création de la fiction. Cette question a été très difficile à faire entendre aux théâtres, notamment parce qu’il y a cette bipartition dans leur fonctionnement : d’un côté, la médiation culturelle ; de l’autre, les pratiques créatives. La médiation culturelle, c’est du social, elle est très présente, mais elle ne touche pas à l’artistique. Ce que j’essaye de défendre, c’est qu’on peut faire de l’artistique aussi avec des personnes qui ne sont pas à la base des auteurs. Là où c’est compliqué, c’est qu’être auteur est un vrai métier. Pour les théâtres, c’est très difficile : autant ils peuvent faire confiance à un auteur qu’ils connaissent en lui commandant une pièce, autant, quand on rentre dans des processus comme celui de la co-écriture, il y a quand même une grosse marge d’incertitude sur le résultat, et donc il y a aussi de gros freins et réticences institutionnelles.
C’est toute la question de la manière de déplacer le regard. Par exemple je parlais précédemment de cette autre expérience avec des enfants immigrés en France. À l’origine, on m’avait demandé de prendre des témoignages d’enfants migrants et d’écrire une pièce à partir de ces témoignages. Comme toute personne non directement concernée, moi aussi j’ai des images très « clichés » de la migration : un déplacement, les difficultés du trajet, etc… En fait, quand j’ai travaillé avec les enfants, la pièce est devenue une pièce sur le foot parce que le foot avait été pour beaucoup d’entre eux et elles un moyen d’intégration, un langage commun avec d’autres enfants qu’ils rencontraient. C’est donc une histoire beaucoup plus joyeuse que celle que moi j’aurais écrite. Quand on nous donne un sujet assez grave comme la migration, on a tendance à écrire une histoire dramatique pour bien faire justice à ces parcours difficiles, mais les enfants n’avaient pas envie de montrer cela. Ils voulaient montrer une histoire d’amitié entre plusieurs pays et je n’y serais jamais arrivée toute seule. C’est pour cela que je pense qu’il y a vraiment quelque chose de très précieux dans ces processus de co-écriture et de co-création.
A.C. : La pièce prend dès le début fortement position sur les plans sociaux et politiques. En quoi les thèmes politiques s’accordent-ils au biais de l’enfance ?
P.N. : La potion Chamallow pose effectivement tout un tas de questions d’ordre éthique – puisqu’on parle d’un sujet dans lequel on n’est pas directement concerné – qu’il faut bien affronter et qui questionnent et continuent à me questionner davantage maintenant que le spectacle tourne. Aborder cette question avec des enfants, c’était donc assez délicat, mais en même temps il me paraissait encore pire de leur refuser de créer leur pièce parce que c’était « trop compliqué ».
Le fait est que pour la nouvelle génération il ne s’agit pas d’une question politique. J’ai eu l’impression, dans les discussions, qu’il y avait une forme d’évidence pour les enfants concernant la liberté de disposer de son propre corps. Si un garçon veut devenir une fille, cela peut poser des problèmes de discrimination, mais pour eux, cela ne constitue pas un problème en soi. Je pense que ce qui touchait les enfants dans ce sujet, ce n’était pas tant la question du changement de genre que celle de la liberté d’être soi-même. Et c’est cela qui a touché et intéressé à la fois les auteurs et les spectateurs ; ce n’était pas tellement la question politique. Dans la pièce, la question des enfants trans est finalement marginale : on ne rentre pas dans les détails parce que les enfants avaient une idée assez vague de la question. Concernant ma position, sur le fond j’étais assez d’accord avec l’avis des enfants.
Pour être franche, ce travail m’a posé beaucoup de questions et de difficultés : d’une part, j’ai dû faire face à un sentiment d’illégitimité, car je ne maîtrisais pas le sujet dans sa complexité et je craignais de véhiculer des clichés négatifs ; de l’autre, je craignais d’être accusée de prosélytisme alors que le but du projet n’était certainement pas cela.
A.C. : Quel est, selon vous, le rôle du théâtre dans la société ?
P.N. : Pour cette pièce, je pense assez concrètement que son rôle est celui de donner à entendre d’autres voix et d’autres imaginaires qui ne sont pas généralement représentés. Il est vrai que les enfants sont peu entendus ; politiquement, ils constituent un groupe complètement minoré et ignoré. Dans ma pratique, il y a donc quand même une fonction plus ou moins “politique” qui se situerait dans le fait d’ouvrir à d’autres points de vue, de démocratiser la culture.