Toute intention de nuire

Toute intention de nuire

Mise en scène d’Adrien Barazzone / La Grange / Centre Arts et Sciences / UNIL (Lausanne) / 20, 21 et 23 novembre 2024 / Critique par Lou Sicovier .


20 novembre 2024

Un roman infamant ?

© Dorothée Thébert

Dans une salle d’audience, Alexandre Badadone accuse l’écrivaine Pauline Jobert d’avoir utilisé, pour écrire son quatrième roman, un secret qu’il lui a confié dans un moment privé. Il intente un procès contre cette œuvre littéraire et la vérité qu’il croit discerner dans ce livre, qui a reçu le prix Femina. Le cœur de ce procès oscille autour de cette question : cette œuvre est-elle réellement un reflet de la vie d’Alexandre Badadone, et lui porte-elle préjudice ?  

Face au plateau de la Grange, le public n’est pas dans une salle de théâtre, mais bien dans une salle d’audience. Il est pris à parti par les avocats, la présidente, l’accusée, et les nombreux témoins qui se succèdent à la barre. Le roman  de Pauline Jobert, inventé en creux pour le spectacle et prétendument paru à la rentrée littéraire de septembre 2023, est l’élément-clé de ce procès. Il raconte l’histoire de deux couples qui se rencontrent en Italie et sympathisent durant l’été. D’un côté, il y a Alice et Joe, artistes tous les deux. De l’autre, il y a Bel et Sophie, plus problématiques. Bel humilie souvent sa femme devant l’autre couple, ne la laisse pas parler, et le lecteur du roman, de même que les spectateurs, comprennent rapidement que Sophie est une femme battue. Bel, avocat parisien, est imbu de sa personne et se « sent légitime en toute situation » (selon Pauline Jobert). Alexandre Badadone raconte la rencontre entre son couple et celui de Pauline Jobert et son mari, qui a eu lieu l’été précédant la parution du roman. Plusieurs coïncidences troublantes sont dévoilées entre le roman et la réalité : le physique du personnage de Bel, le lieu, les discussions, les professions des principaux concernés, et même une ressemblance dans les consonnances des prénoms. Mais le cœur du sujet, c’est un secret qu’Alexandre-Bel confie à Pauline-Alice concernant la paternité de sa fille.

Alexandre Badadone, qui plaide lui-même sa cause, expose le cas : sa vie a volé en éclat après que sa femme et sa fille ont lu ce roman, et l’y ont reconnu dans les traits de Bel. Alexandre veut défendre son droit à la sphère intime, bafouée par la révélation de ce secret familial.  Pauline Jobert maintient qu’il ne s’agit que de fiction, et qu’elle ne s’est jamais appropriée la confidence d’Alexandre pour tracer l’intrigue de son roman. Elle invoque notamment la vraisemblance littéraire, et le fait que ses livres parlent avant tout des femmes dans une société patriarcale : sa propre vie lui fournit parfois des points de départ, mais jamais une trame toute faite.

Avec des costumes de magistrats, un décor intégrant des barres pour témoigner, et des coloris qui évoquent l’ambiance d’une salle d’audience, la mise en scène permet aux spectateur·ices de questionner leur propre vérité, et leur jugement de la fiction. Chaque partie propose des arguments recevables, prenant tour à tour la parole et utilisant des témoins pour étayer ses dires. Pauline Jobert met en avant son imagination et la liberté artistique, et Alexandre Badadone attendrit le public en montrant tous les basculements qui sont survenus dans sa vie à cause de ce livre. Le sérieux de ces deux témoignages renforce l’impression de véracité. Mais ce sentiment est contrebalancé par les apparitions des témoins, qui font preuve de beaucoup d’humour en incarnant des stéréotypes : l’humoriste qui utilise le procès comme terreau pour ses futurs spectacles ; la détective privée, qui explique en détail son processus de recherche « en entonnoir, pour se rapprocher de sa cible » ; le psychiatre, qui analyse les scènes érotiques du roman ; la chroniqueuse radio, qui a adoré ce roman lu sur une plage italienne ; la secrétaire juridique, qui tente maladroitement de défendre l’honneur de son employeur. Ces témoins se débattent tous dans ce nœud juridique, utilisant leur propre appréciation du roman pour donner leur avis sur le cas.

Le mystère autour du roman est aussi l’un des ressorts dramaturgiques. On ne comprend pas immédiatement ce que reproche Alexandre Badadone à Pauline Jobert, si ce n’est l’omniprésence de ce secret le reliant au personnage de Bel. Au fur et à mesure de l’avancée du spectacle, on en vient presque à vouloir que ce roman existe afin de pouvoir le lire et se forger sa propre opinion sur le procès. La vérité n’est pas claire, et elle se trouble au fur et à mesure des témoignages et des confidences, tandis que les lumières s’assombrissent aussi. Les quatre acteurs (Alain Borek, Marion Chabloz, Mélanie Foulon et David Gobet) jouent leur rôle dans le procès, mais ils incarnent aussi les différents témoins qui interviennent à la barre, ce qui floute encore plus le rapport à la vérité. L’effet de brouillage est encore accentué par l’incarnation d’un dialogue censé être une scène du livre, dans lequel David Gobet, qui incarne Bardadone, prend ici les traits de Bel. Le public repart donc de cette salle en s’interrogeant encore sur l’impact qu’a pu causer ce roman sur la vie privée d’Alexandre Badadone, et sur les limites que la fiction entretient avec la réalité. 

20 novembre 2024


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