L’ Arrière-pays
Mise en scène de Nicolas Chapoulier / Théâtre Am Stram Gram (Genève) / Du 8 au 17 novembre 2024 / Critiques par Anna Chialva et Auxane Bolanz .
Redevenir enfant au théâtre
8 novembre 2024
Par Anna Chialva
« Vous êtes prêts à vous embarquer dans les flots de l’existence ? » Premier épisode de la quadrilogie L’Âge d’or, L’Arrière-Pays plonge le spectateur dans les flots de l’être, du devenir et de l’avoir été, dans un jeu d’exploration des limites, d’inversion de rôles et d’investigation de l’identité de chacun. De réelles voix d’enfants, enregistrées dans des contextes quotidiens et assemblées dans une bande sonore, sont mimées sur scène en synchronisation labiale par des acteurs adultes vêtus de complets. Oubliez les clichés sur l’enfance que peuvent raconter les adultes : ce spectacle dévoile toutes les nuances de cette période de la vie humaine, pour le meilleur et pour le pire.
L’Arrière-Pays est la première étape de ce voyage qui invite les spectateurs à redécouvrir les périodes de la vie humaine : ici, c’est l’enfance qui est explorée. Quatre personnages adultes se retrouvent plongés dans un univers de peluches géantes, petits jouets et déguisements : la scène en est remplie. Les voix des personnages sont celles de petits enfants (de quatre à dix ans) qui prennent corps chez des adultes par la technique du playback. La mimique des acteurs, reproduisant les gestes, les grimaces, les cris et les hésitations dans la parole des enfants, accompagne toutes les émotions de l’enfance : la joie de l’amitié, l’angoisse de l’abandon, les crises, la violence des passions et la rêverie.
L’intelligence du spectacle consiste à la fois dans le dispositif choisi et dans la construction dramaturgique. Concernant le dispositif, le choix d’adultes pour incarner des vraies voix d’enfants crée une mise à distance et un contraste ayant beaucoup d’effet sur le public. Les spectateurs de tous âges, confrontés à ce décalage entre la dimension sonore et l’image, sont naturellement portés à rire du ridicule de ces adultes qui sur scène se battent, se disputent, crient, créent des coalitions, racontent des histoires improbables, se lient d’amitié avec des objets, etc. Mais, en même temps, le parfait jeu d’acteur de Franck Serpinet, Maud Jégard, Beauregard Anobile, Eve Chariatte et la violence des passions révélées par ce jeu émeuvent fortement les spectateurs adultes, tout en pouvant déclencher chez les enfants une réflexion sur leur conduite. En effet, le spectacle donne aux enfants l’opportunité de prendre conscience de leurs actions et de se positionner par rapport à elles, à tel point qu’on entend des enfants de dix ans annoncer : « Les crises me rappellent celles de ma sœur de cinq ans. Moi, je ne fais plus ces crises-là ».
La construction dramaturgique est aussi extrêmement soignée, à la fois dans l’agencement des scènes, qui suivent une logique thématique plutôt que narrative (de la mort à la création, de l’amitié au jeu, de la rêverie du futur aux souvenirs du passé) et dans la construction des niveaux diégétiques. Trois niveaux structurent le spectacle : le premier est celui des enfants réels dont les vraies réactions, que l’on entend dans le spectacle, ont été enregistrées en amont ; le deuxième se rapporte aux actions des personnages adultes sur le plateau, dont le jeu, le rapport à l’espace et aux objets présents construisent aussi, au-delà des voix d’enfants qu’ils incarnent, d’autres récits ; le troisième concerne le début et la fin du spectacle, dans lesquels s’instaure une transition entre l’univers réel du public et l’univers fictionnel, avec une rupture du quatrième mur.
Le début est joué par Franck Serpinet – adulte et utilisant sa propre voix d’adulte – qui reste au niveau du public afin de mieux interagir avec les enfants, en leur posant des questions, et avec les adultes, en leur expliquant ce que signifie l’« arrière-pays », cette île imaginaire où l’on peut retrouver l’enfant qu’on était. Lorsque, par la suite, il prend de la hauteur et monte sur scène, une deuxième actrice, Eve Chariatte, intervient : l’interaction directe avec le public cesse. Le dernier moment, qui clôt le spectacle, consiste en l’intervention sur scène d’un enfant jusque-là assis parmi les spectateurs, qui va éveiller la conscience du personnage adulte en le chassant de l’univers enfantin qui ne lui appartient pas. Ces moments, tout en donnant un cadre à la pièce, introduisent une logique « rationnelle » dans un contexte où la logique associative – « enfantine » – est par ailleurs privilégiée.
Le caractère choral de la pièce, ainsi que les jeux de contraste entre plusieurs dimensions « humaines » (enfance et âge adulte ; réalité et fiction), font de L’Arrière-Pays un spectacle qui sait créer une vraie connivence entre spectateurs d’âges différents : en suscitant de fortes émotions par des phénomènes de mise à distance (larmes, sourires et éclats de rire), le spectacle propose une réflexion collective sur le processus naturel du devenir ou redevenir « humain ».
8 novembre 2024
Par Anna Chialva
Les voix des enfants
8 novembre 2024
Par Auxane Bolanz
Nicolas Chapoulier crée avec 3615 Dakota et Les 3 points de suspension un spectacle qui met en avant la première de quatre parties de la vie : l’enfance. Le spectacle, prévu pour les enfants dès 6 ans, présente la vie et ses émotions selon le point de vue d’enfants, en utilisant leurs voix dès que les adultes sont sur leur île, appelée l’Arrière-Pays.
Joyeux et comique, le spectacle est construit en deux parties et met à l’honneur les enfants à travers leurs voix. Lors de la première demi-heure, un comédien parle avec le public : devant le rideau fermé, Frank Serpinet raconte le projet de créer quatre spectacles sur les âges de la vie, celui-ci étant le premier. L’Arrière-Pays, c’est aussi le nom de l’île des enfants, sur laquelle on arrive après un saut dans le vide depuis notre montagne d’adulte. Le comédien guide les adultes – minoritaires dans le public – dans cet exercice mental de revenir en enfance, et discute beaucoup avec les enfants. Il pose des questions et demande leur avis. C’est quoi, l’âge parfait, celui qu’on voudrait avoir toute notre vie ? Est-ce qu’il y a des choses qui sont mieux quand on est adulte plutôt qu’enfant ?
Ce face-à-face avec le public se finit par un rituel de passage à base de crème chantilly et de confettis, qui permet aux adultes de rentrer sur l’île des enfants, inaugurant la deuxième partie du spectacle. Mais cette cérémonie semble avoir eu un autre effet sur les adultes. En effet, si c’est bien eux que l’on voit sur scène, c’est avec des voix d’enfants qu’ils parlent, créant ainsi une pièce chorale. Les voix de 14 enfants ont été préalablement enregistrées et retravaillées notamment pour y incorporer de la musique ; le résultat est diffusé en bande son du spectacle. Les comédiens et comédiennes incarnent les enfants, leurs jeux et leurs émotions, et ceci grâce à l’utilisation de leurs voix. Durant cette deuxième partie, il y a un impressionnant travail de synchronisation labiale et de gestuelle de la part des quatre adultes sur scène. Si leurs comportements rappellent celui des enfants, leurs costumes sont au contraire très loin de ce qui pourrait être attendu. En effet, l’habit par défaut est un complet avec veston. Ceci créé un décalage entre la voix et le visuel des personnages, qui rappelle aux spectateurs que les adultes sont en visite sur l’île. La scénographie, quant à elle, présente une île pleine de peluches, dans laquelle sont tour à tour ajoutés un château gonflable ou des bulles, créant une ambiance enfantine.
L’omniprésence des voix des enfants, que ce soient celles des enfants spectateurs dans la première partie ou celles des enregistrement de la deuxième, indique l’importance de leur point de vue dans la création du spectacle. La toute fin apporte la touche finale à la mise en avant de cette tranche de vie, par l’intervention d’un enfant montant sur scène pour inciter les adultes à sortir de l’enfance. Le spectacle est intense, non seulement en émotions transmises de la scène au public, mais aussi en rires et pleurs d’enfants. Ceci peut créer quelques longueurs car les thématiques abordées sont quelque peu redondantes, et certaines scènes, bien qu’éloquentes, un peu trop longues pour garder l’intérêt constant des spectateurs. Mais les rires sont aussi communicatifs, et si la vie d’enfant apparaît ici comme un terrain de jeu, les expérimentations y sont souvent couronnées de joies et de nouveaux apprentissages, même si tout n’est pas toujours clair ou facile. Et comme le dit une voix d’enfant : « de toute façon, je ne sais pas de quoi on parle. »
8 novembre 2024
Par Auxane Bolanz