Dans la solitude des champs de coton

Dans la solitude des champs de coton

Texte de Bernard-Marie Koltès. Mise en scène de Maya Bösch / TPR – Théâtre populaire romand (La-Chaux-de-Fond) / Du 27 au 28 septembre 2024 / Critique par Odile Jaques


Le partage de deux solitudes à l’ombre d’un néon

27 septembre 2024

@ Christian Lutz

La nuit, dans une ruelle, à un étranger, on peut dire la vérité, celle qu’on ne dit qu’ « aux arbres, que face au mur d’une prison ou que dans la solitude d’un champ de coton dans lequel on se promène nu ». Mais il y a aussi le risque que cette vérité ne plaise pas et qu’on perde sa chemise au beau milieu de cette même ruelle. Au théâtre du TPR à la Chaux-de-Fond, Maya Bösch met en scène la pièce de Koltès de manière aussi dépouillée qu’intense.

En fait, cela ne parle pas de l’esclavage aux États-Unis, les champs de cotons ne sont là que pour y hurler ses envies cachées.

Alors, de quoi ça parle ?

De deux hommes, d’une nuit et de beaucoup de choses sur le cœur.

Dans une rue éclairée par un néon, un Dealer (Laurent Sauvage) aborde un Client (Fred Jacot-Guillarmod). Il ne lui propose pas de marchandise, mais lui offre de nommer son désir, quel qu’il soit. Le Client proteste, clamant qu’il n’a pas de désir et qu’il s’est retrouvé en face du dealer par le hasard de sa route. S’ensuit alors un débat, une joute verbale sur ce que c’est que d’être dealer, ou d’être client et sur deux visions du monde que tout oppose. Tout en gardant l’horizon d’un conflit, ils finiront par se confier des secrets qu’on ne dit d’habitude pas aux inconnus.

La mise en scène de Maya Bösch se montre sobre afin de laisser la place au texte de Koltès, si bien qu’on ne sait pas si le fond est un décor ou le fond de scène mis à nu. Cette scénographie reflète à la fois l’image d’une ruelle lugubre et répond à l’idée des personnages qui se dévoilent et se montrent sans apparat.

La lumière du néon blanc, qui traverse la scène de cours à jardin, relie les deux personnages que tout oppose. Le dealer est habillé d’une tenue bleue comprenant chemise, veston, pantalon et chaussures. Comme pour affirmer qu’il se trouve sur son territoire, un autre néon, bleu cette fois-ci, s’allume au début et à la fin de la pièce. Le client, lui, porte un débardeur, un pantalon de travail et des chaussures rouges et, peut-être pour souligner le moment où il a la mainmise sur la situation, une lumière de face éclaire toute la scène en rouge vers le troisième quart du spectacle. Le client dit plusieurs fois qu’il habite en haut d’un immeuble et n’aime pas descendre parmi la plèbe et les dealers. Pourtant, c’est son interlocuteur qui est habillé d’une tenue qu’on associerait aux personnes aisées. En même temps que ce contraste invite à ne pas se fier aux apparences des personnages, il montre la mainmise du Dealer sur la situation.

Derrière ces subtilités de mise en scène, le texte de Koltès est mis en avant par la diction spectaculaire des deux comédiens. Chaque mot est appuyé par une intensité de jeu et une tension qui ne redescendent jamais, au point qu’elles ne laissent pas le temps aux spectateur·ice·s de souffler et ne permettent que peu de crescendo ou de decrescendo dans les émotions. Lorsque le ton est aussi intense pour parler, il ne reste plus qu’à hurler si l’on veut vraiment montrer l’énervement.

C’est donc dans la gestuelle que se lisent les gradations émotionnelles. Dans la première moitié du spectacle, les personnages sont presque immobiles, se toisant d’un bout à l’autre du néon dans une atmosphère de western. La tension est palpable et on attend que tout explose d’une minute à l’autre. Le Dealer a des gestes précis, lève un doigt et ne fera aucun autre mouvement pendant l’intégralité de ses répliques. C’est souvent lui qui initie le déplacement dans l’espace quand il fait trois pas avant de revenir à sa place. Sous son bout de néon, le Client ose faire trois pas et revenir. Lui a des gestes beaucoup plus brouillons, se frotte les mains sur son pantalon, courbe le dos dans une posture presque suppliante.

Contre toute attente, le passage où les deux protagonistes se battent survient aux deux tiers du spectacle, au moment où rien ne le laissait présager, comme une forme de transition qui viserait à justifier l’échange de leurs places sur leur bout de néon. Tout à coup, la musique commence très fort (la personne à côté de moi a sursauté) et des sons étranges se font entendre. Les deux personnages entament un combat de boxe ou une partie de Just dance au milieu de la scène, au milieu du spectacle, au milieu du néon. On peine à comprendre ce qui justifie exactement ce tableau soudain aux allures comiques. Plus généralement, la musique, constituée d’une note unique jouée sur un orgue et un synthétiseur, survient à des moments inattendus, à la fin de certaines répliques, comme s’il s’agissait de rendre percutantes des répliques qui ne le seraient pas assez en elles-mêmes.

Y a-t-il un gagnant à cette joute verbale ? La lumière, les costumes et la direction d’acteur semblent indiquer que c’est le Dealer qui gagne. Il est sur son territoire, à ses heures et il est le seul à connaitre les règles du jeu. Le Client, lui, est en terrain étranger et il en a peur : « je ne crains pas de me battre, mais je redoute les règles que je ne connais pas ». En désignant un vainqueur, la mise en scène de Maya Bösch propose une lecture originale de la pièce de Koltès, chez qui les deux protagonistes semblent se passer la coupe de l’un à l’autre sans que personne ne l’emporte à la fin. Cette défaite du Client peut être le fait de sa lecture de la pièce, aussi bien que d’une volonté de faire gagner le pauvre, comme un mythe de David et Goliath.

Finalement, ce sont les mots, ceux de Koltès, qui marquent les esprits, si bien portés, mis en avant et respectés pour ce qu’ils sont. Ce sont eux qui restent dans les mémoires et qui laissent à la fin un trop-plein d’émotions et de réflexions dont on ne peut se défaire. La vraie prouesse de la mise en scène est de laisser la place à ces mots et d’accepter qu’à la fin, toute la scène n’est que la « corne de taureau » qui porte le monde mais pas le monde en lui-même.

27 septembre 2024


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