Neandertal
Texte et mise en scène par David Geselson / La Comédie (Genève) / du 22 au 26 mai 2024 / Critique par Mathilde Feraud .
Un os au microscope et, au microscope, la vie
03 juin 2024
Par Mathilde Feraud
« Très librement inspiré » de l’ouvrage Néandertal, à la recherche des Génomes perdus, du prix Nobel de médecine et de physiologie Svante Pääbo, le spectacle présenté à la Comédie de Genève propose de suivre quatre chercheurs en génétique, dans leur quête visant à prouver la parenté et le mélange entre les hommes de Néandertal et les homo sapiens. Si l’on assiste à leurs recherches, à leurs conférences, on plonge également dans leurs intimités, qui s’entrecroisent et participent, de près ou de loin, à la quête scientifique. Ce sont des bribes des vies de Rosalind Franklin, Gregor Mendel, Craig Venter et Maja Paunovic que l’on côtoie, les personnages empruntant les biographies de réels chercheurs. Liant Histoire et « vies minuscules », tout comme dans l’un de ses précédents spectacles En route-Kaddish, David Geselson, acteur et metteur en scène de la pièce, signe un spectacle qui émeut par son actualité brûlante, qui ébranle et questionne les représentations de pureté raciale et ethnique.
« Pourquoi est-ce que vous êtes là ? Vous venez d’où ? Avant vous, assis à cette place, il y avait qui ? Celui qui était assis là, est-ce qu’il est parti parce qu’il est tombé amoureux ? Est-ce le changement de rang qui a fait l’ADN des sapiens ? Comment on est devenus ce qu’on est devenus ? Qui est le père ? Est-ce que le lieu où l’on vit change nos gênes ? Le lieu où l’on vit est-il écrit dans nos gênes ? Si oui, est-ce que cela veut dire qu’il nous appartient ? » Pas de panique, il ne faut ni avoir de notions pointues, ni même répondre à ces questions durant le spectacle, qui aborde la génétique par le biais de questionnements universels.
Une voix, affolée, prête à vomir de peur, se rend compte qu’elle n’est pas seule. Dans le noir complet, elle fait connaissance avec une seconde voix. Tous deux sont des chercheurs, qui se sont mutuellement vus et entendus à la conférence qu’ils ont donnée le matin même, et qui a été interrompue par l’explosion de la centrale Chernobyl. À la lueur de la flamme d’un briquet retrouvé, qui n’est pas sans rappeler la rencontre originelle de l’homme et de la femme ainsi que l’invention du feu, les deux personnages échangent sur leurs vies, sur les latrines du XVe siècle et l’oreille intérieure d’une momie égyptienne, qui ont permis de découvrir des ADN d’un autre temps. Ils tombent amoureux. La lumière se rallume et nous sommes ramenés quelques heures en arrière. Nous assistons justement au symposium de biologie moléculaire de l’université de Berkeley, à San Francisco, en 1986. La chercheuse y intervient, avec son compagnon.
De public de la conférence, le spectateur devient très vite témoin de la vie de Ludo, Rosa, Luca et Adèle, généticiens qui cherchent l’ADN de l’homme de Neandertal. On assiste aux drames de leurs existences individuelles : Ludo est un fils abandonné par son père, prix Nobel. Adèle est une femme qui enregistre ses mots pour sa fille, parce que ses recherches ne lui permettent pas de la voir grandir. Malade, elle lutte contre sa mémoire qui fond, « un peu comme de la glace ».Rosa est une femme qui ne sait pas où est son pays, qui aimerait aller en Israël voir sa famille pour comprendre. Ludo veut à tout prix “avoir rendez-vous avec l’histoire” mais Adèle lui conseille “d’avoir d’abord rendez-vous avec lui-même”. Dans le couple de Rosa et Luca, la peur est devenue le personnage principal. Ces individus, déchirés entre le passé et le présent et déchirés par le présent, se réfugient dans le passé des os qu’ils examinent, dans la solitude de leur laboratoire, au microscope… Si certains ont les pieds sur terre, tout en disséquant les os, ils ouvrent aussi à vif, dans le même mouvement, leurs propres plaies, qui ne peuvent, elles, être aseptisées par de la Javel.
Durant la première heure, le spectacle avance dans un rythme effréné, accéléré, imitant l’euphorie que peut procurer la recherche – tout comme la vie : les destins se mêlent, la pièce fait alterner ces histoires privées, le suspense lié à la recherche et des documents vidéo, qui retracent l’histoire des relations israélo-palestiniennes dans les années 1986-1995, jusqu’à l’assassinat de Yitzhak Rabin. Ces images glacent par leur actualité. Mais ensuite, la pièce, tout comme la recherche, tire un peu en longueur. Les chercheurs doivent, afin de reconstituer la séquence d’ADN de l’homme de Néandertal, examiner plus d’os ; la collection la plus prometteuse étant celle de Zagreb, ils doivent s’y rendre. Des scènes un peu clichées se suivent : le père revient voir son fils abandonné et se fait rejeter, le triangle amoureux se gonfle de non-dits. Le rapport au public se fait aussi moins direct ; dans la seconde conférence à laquelle on assiste, datée de 2001, les questions ne nous sont plus adressées. Peut-être est-ce à dessein que le spectacle laisse cette lenteur s’installer : n’est-elle pas celle de la recherche et de la vie réelles ?
Si Ludo, au début de la pièce, hurle sur Adèle qui touche les os avec ses mains non gantées – “le passé et le présent, cela ne se mélange pas !” – on ne peut que constater à quel point, depuis les années 1980, passé et présent se mélangent dans la tragique actualité géopolitique du propos, qui rend le spectacle encore plus sensible et plus engagé. Les recherches aboutissent à un résultat inespéré : les Néandertaliens et les Sapiens, qu’on croyait jusque-là distincts, se sont mélangés il y a 42000 ans, et cela s’est fait sur la terre même de l’actuel conflit israélo-palestinien. La pièce prend soin de distiller des gouttes d’espoir, de tendresse. Il y a toujours la mémoire. Et il reste ce que dit Adèle à sa fille, pour ses dix ans, qu’on souhaiterait performatif : « elle gagne toujours la douceur, même si c’est plus long. »
03 juin 2024
Par Mathilde Feraud