Derborence

Derborence

Conception par Amaranta Fontcuberta et Simon Senn / mise en scène par Simon Senn / La Grange (Lausanne) / du 1 au 6 juin 2024 / Critique par Piera Biondina .


Entre science et poésie 

17 juin 2024

© Elisa Larvego

Cette collaboration entre l’artiste Simon Senn et la biologiste Amaranta Fontcuberta donne lieu à une performance qui mélange conférence et récit intime. Évoquant ses années de doctorat, la scientifique, seule en scène, en souligne l’influence moins sur le plan professionnel que personnel. Amenant par sa narration le public dans son site d’échantillonnage dans la vallée de Derborence, elle partage avec lui ses réflexions sur le contexte humain plus que ses hypothèses de travail, et lui fait découvrir les enjeux de la recherche scientifique dans la nature et de la relation entre le territoire et l’individu. 

Le spectacle établit une atmosphère de familiarité, il prend la forme d’un échange informel entre la narratrice et le public. La comédienne, seule sur le plateau, se présente comme si elle n’incarnait aucun rôle. En tant que docteure en biologie, elle n’est là que pour partager tout ce qu’elle n’a pas pu partager lorsqu’elle a soutenu sa thèse, pendant le Covid. Elle accueille ses interlocuteur.ices sur le devant de la scène, en les tutoyant et en attendant que tout le monde prenne place dans la salle. Après les présentations, Amaranta Fontcuberta introduit son sujet de recherche. Il porte sur une espèce de fourmis qui vit dans les Alpes et au sein de laquelle on peut observer une polymorphie, c’est-à-dire deux gènes différents donnant lieu à deux formes d’organisation sociale différentes. 

Lors de brefs moments, la performeuse assume son rôle de scientifique pour expliquer des démarches et des notions de biologie. La plupart du temps, pourtant, elle partage des récits qui mêlent la démarche scientifique à l’expérience personnelle, créant un effet de confidence amicale. Le public devient destinataire du compte rendu de la relation que la scientifique a pu établir, au cours de cinq années de recherche, avec les lieux et l’histoire de la vallée, ses falaises, les glissements du terrain, les fourmis et leurs modes de reproduction, mais aussi les gens qui y travaillent, le tourisme, ou les livres qui y ont été écrits. Il n’imagine Derborence qu’à travers la description qui lui en est faite. Une vidéo sur le téléphone de la narratrice, projetée sur l’écran qui occupe tout le fond de la scène, montre pourtant la route – sinueuse et donnant sur le vide – qu’elle a dû faire maintes fois pour arriver aux nids des fourmis. Elle parle du danger de chutes de pierres, de sa peur de conduire à travers les tunnels étroits creusés dans la roche et des rencontres qu’elle y a faites. 

Au cours du spectacle, elle s’assied parfois derrière une table qui représente le laboratoire et elle fait des démonstrations des tests qu’elle a dû exécuter pendant ses recherches. Aucune substance ni fourmi ne sont présentes sur scène : cela focalise l’attention à la fois sur la ritualité des gestes et sur la nature performative du moment, chaque mouvement n’étant qu’un mime, simple imitation de ce qui se passe dans le véritable laboratoire. Le spectacle n’abolit donc pas la théâtralité, au contraire il la trouve à des endroits inattendus (le laboratoire d’une biologiste) et l’exploite habilement. La projection et l’agrandissement conséquent de la manipulation des outils sur l’écran ainsi que la répétitivité quasi hypnotique des mouvements semblent en effet appartenir davantage à la performance qu’à l’expérience scientifique. La frontière entre théâtre et conférence est constamment mise en question. De manière imprévue, une certaine ironie a également sa place, notamment à travers la projection des instructions du déroulement des expériences simulées, dont la froide candeur scientifique, qui s’oppose à la nature artistique du théâtre, prend le public au dépourvu. L’effet comique qui en découle s’intègre paradoxalement bien dans l’espace de la performance. 

À partir d’un questionnement d’ordre scientifique sur l’évolution surgissent d’autres types de questions et de réflexions. Celles-ci touchent à la manière dont les réserves naturelles sont parfois protégées et parfois exploitées par le tourisme comme par la science, mais aussi à la coexistence entre le territoire et les gens qui y habitent ou y travaillent, comme la bergère avec qui Amaranta Fontcuberta fait connaissance. Ces méditations sont présentées au cours du spectacle – qui s’appuie également sur le cahier de recherche de la performeuse-chercheuse – même si elles ne sont pas explorées aussi profondément qu’on l’aurait souhaité. Il est cependant beau de voir que la scientifique s’est tournée vers le théâtre pour communiquer ce que sa thèse de doctorat lui a apporté, mais qui dépasse le domaine de la biologie, et pour poser des questions auxquelles même la méthode scientifique ne peut trouver de réponse. 

17 juin 2024


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