Antigone in the Amazon

Antigone in the Amazon

Conception et mise en scène par Milo Rau / Théâtre de Vidy (Lausanne) / Du 19 au 22 juin 2024 / Critique par Emma Chapatte .


Antigone, première activiste de l’histoire du théâtre ?

26 juin 2024

© Kurt Van der Elst

Sur le plateau du théâtre de Vidy, Milo Rau fait d’Antigone une activiste brésilienne du Mouvement des Sans-terre (MST) luttant pour une répartition équitable des terres et contre les violences d’État que subissent populations autochtones, paysan·e·xs et écosystèmes. « Parce qu’il est des endroits où l’on naît activiste ».

Après Orestes in Mosul (2019) qui évoquait l’État Islamique et le film The New Gospel (2020), montrant la venue de Jésus dans les camps de réfugiés du sud de l’Italie, le metteur en scène clôt sa trilogie consacrée aux mythes avecAntigone in the Amazon. Le spectacle est le résultat d’une création collective : après avoir rencontré des militant·e·xs du MST, le Bernois décide de porter leurs luttes à la scène et de créer, avec elleux, une version militante et contemporaine d’Antigone. Le sujet ? Le massacre du 17 avril 1996 au cours duquel dix-neuf paysan·e·xs sans-terre sont exécutés par les forces de l’ordre brésiliennes lors d’une manifestation pacifique. 

Sur scène, le public découvre une scénographie simple, mais efficace : un set up de percussions à jardin ; à cour, une table en plastique blanche autour de laquelle sont disposées deux chaises. En fond de scène, trois panneaux se déroulent le moment venu pour projeter des images de l’État du Pará où a eu lieu la tragédie, des vidéos des militant·e·xs du MST et autres figures autochtones. 

Sur tout le plateau recouvert de terre, quatre comédien·ne·xs prennent en charge un ensemble de personnages inspirés par le mythe antique. Polynice (Frederico Araujo), qui dans la version de Sophocle n’est pas présent sur scène, y tient un rôle central : celui de l’activiste assassiné Oziel Alves, véritable symbole du massacre du 17 avril. Le personnage d’Antigone est quant à lui bien plus discret : si elle est bien celle qui a dit « non » à Créon et a bravé l’interdit pour aller enterrer son frère Polynice alias Oziel Alves, elle n’est pas celle qui occupe le devant de la scène. Car celui qui s’est opposé en premier au pouvoir étatique et l’a payé de sa vie, c’est bien son frère, et quantité d’autres victimes avant et après lui. Le propos est ainsi bien plus large puisque cette violence d’État est la marque du fascisme du pouvoir – qui connaît un récent regain avec l’élection en 2018 de Jair Bolsonaro – allant de pair avec un capitalisme toujours plus goulu, aux dépens de la nature et du bien-être, voire de la survie, de celleux qui l’habitent. La responsabilité historique de l’Occident dans l’exploitation des hommes et des ressources est elle aussi thématisée.

Les spectacles de Milo Rau sont connus pour être ancrés dans le réel, et comportent bien souvent un sous-texte militant : l’accident d’un camion renversant de l’acide sulfurique en RDC et tuant 21 personnes était ainsi le matériau de base de Justice, opéra contemporain présenté en janvier 2024 au Grand Théâtre de Genève. Le recours à la vidéo – Milo Rau est également réalisateur et cela se voit – est directement lié à une démarche documentaire alliant reconstitutions projetées sur scène et témoignages de survivant·e·xs. 

Comme à son habitude, Milo Rau nous propose un spectacle d’une densité impressionnante sans pour autant en devenir inaccessible : que l’on soit simplement curieux·euse·xs ou passionné·e·xs de théâtre, on trouve son compte dans ses créations. Il faut dire que le couteau suisse dramaturgique du metteur en scène est particulièrement bien fourni, et qu’il le manie avec dextérité : sauts temporels et géographiques, multiplicités des voix, supports vidéo, textes antiques et mots nouveaux… En praticien multifonction, il tisse son récit à la manière d’une tresse, entrelaçant les différents discours, les reconstitutions d’événements tragiques, la parole des survivant·e·xs et de celleux qui luttent, aujourd’hui encore, pour ne pas mourir « sans avoir obtenu un petit lopin de terre ».

26 juin 2024


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