Par Noëlie Jeannerat
Une critique sur le spectacle :
Ceci n’est pas une ambassade (Made in Taiwan) / Conception et mise en scène par Stefan Kaegi (Rimini Protokoll) / du 14 au 24 mars 2024 / Théâtre de Vidy (Lausanne) / Plus d’infos.
Ceci n’est pas une ambassade, mais presque. Durant une heure quarante-cinq, un ancien diplomate, une activiste digitale et une musicienne exposent, mais surtout s’exposent, aux yeux du public suisse en défendant courageusement l’existence politique de leur territoire d’origine : Taïwan pour certains ou République de Chine pour d’autres. Le pays divise jusque dans son appellation. De la parole aux actes, il n’y a qu’un pas et ces trois artistes le franchissent sur la scène du théâtre de Vidy.
Sur scène interviennent un homme d’âge mûr, costume et cravate noirs, et deux jeunes femmes, vêtues sobrement d’un pantalon et d’un élégant chemisier noir. Ils partagent au minimum deux choses : la scène et la volonté furieuse de faire reconnaître leur pays aux yeux du monde. Le premier est un ancien diplomate de 72 ans, David Wu, qui s’est battu pour l’indépendance de Taïwan. Chiayo Kuo, 32 ans, investit son énergie à développer les technologies numériques afin de promouvoir la visibilité de son pays. Debby Szu-Ya Wang, 27 ans, est quant à elle musicienne et fille d’un directeur de multinationale de Bubble Tea. Trois parcours différents mais liés à ce que des navigateurs européens du XVIe siècle ont nommé la “belle île”.
Le principe du spectacle est clair : les trois protagonistes, tour à tour, présentent leurs trajectoires de vie à l’aide de supports numériques et artisanaux. Chiayo Kuo est la première à se lancer. Alors que Debby Szu-Ya, en avant-scène côté jardin fait de la musique sur un piano de bouteilles en plastique, Chiayo Kuo vient s’assoir sur un tabouret, en avant-scène côté cour. Devant elle se trouve une table. Pour accompagner ses propos, elle lève des maquettes en cartons sur lesquelles le public peut découvrir l’image de son père ou de cet aéroport qu’elle détestait enfant, puisqu’il lui rappelait l’heure des au revoirs. Derrière elle, une toile blanche accueille des images ou des vidéos. Une caméra, frontalement orientée sur la comédienne, retransmet en direct le tableau ainsi créé sur d’énormes rideaux blancs en arrière-scène. Tout au long du spectacle, le regard des spectateurs se promène entre séquences projetées en direct, images de documentaires nous plongeant dans les rues de Taïwan et la réalité du plateau. L’usage millimétré et la diversité des supports technologiques connectés s’enchaînent et permet au spectacle de s’écouler avec fluidité. Afin que tout le monde puisse suivre les enjeux présentés par les trois artistes, des sous-titres en français sont projetés sur les draps blancs d’arrière-scène.
Stefan Kaegi, co-créateur du collectif de théâtre berlinois Rimini Protokoll et metteur en scène de ce spectacle, se plaît à créer des œuvres théâtrales documentaires. Il donne la parole aux « experts » de la vie quotidienne qui ont quelque chose à raconter. David Wu, Chiayo Kuo, Debby Szu-Ya Wang sont les parfaits ambassadeurs d’une réalité boudée par les politiques internationales mais aux prises avec les problématiques quotidiennes qu’une telle situation sous-tend. Ils souhaitent, le temps du spectacle, établir une ambassade, et donc une existence politique de leur territoire, dans le théâtre. L’enjeu est de taille : en revendiquant personnellement l’indépendance et la reconnaissance de leur île, les trois natifs de Taïwan mettent en danger leur intégrité individuelle. C’est un véritable tour de force que ces trois ambassadeurs réalisent en se faisant les représentants d’une cause sensible et taboue. La précision millimétrée des tours de parole, le jeu incessant de superposition des images, rendent l’ambiance sérieuse et solennelle mais laissent la place à quelques interventions légères. C’est le cas d’une scène en toute fin de spectacle, lorsque le public est pris à partie. En mobilisant les technologies numériques d’une manière aussi jouissive qu’originale, ils incluent le public de manière à le faire réfléchir et sourire.
Le spectacle débute sur le grand déploiement d’un drapeau blanc. En repartant, le problème reste accroché en suspens dans la salle, comme cet imposant écriteau en alphabet chinois qui signifie « nation » tant que le cadre autour est allumé, et s’il s’éteint, le mot change de signification et devient « peut-être ». Peut-être qu’un jour Taïwan sera une nation reconnue, pour l’instant l’écriteau clignote encore et toujours et le public suisse en est dorénavant averti.