Nous par le ciel si bas
Écriture et mise en scène par Julien Mages / Cie Julien Mages/ Théâtre 2.21 (Lausanne) / du 5 au 22 décembre 2023 / Critique par Sophie Perruchoud et Enola Rindlisbacher.
Tragédie sans tragique
30 avril 2024
Au théâtre 2.21, Julien Mages, auteur et metteur en scène connu sur la scène suisse depuis plus d’une dizaine d’années, propose ici d’explorer le lien conflictuel entre deux sœurs très différentes. Comme dans son spectacle Cette nuit encore jouer les pierres, l’auteur met en scène la dernière rencontre de deux personnes qui traversent leurs souvenirs et tentent tant bien que mal de réconcilier l’irréconciliable. Des destins tragiques que le spectacle rend peut-être trop pathétiques.
Une scénographie extrêmement minimaliste : la scène est absolument vide et elle le restera tout le long du spectacle. Seuls de faibles jeux de lumières et quelques mouvements des comédiennes habiteront le plateau. La place est ainsi faite aux mots. Les deux sœurs doivent (se) dire pour (se) réconcilier.
L’aînée commence par narrer sa naissance et son enfance jusqu’à l’arrivée de sa petite sœur dont elle est jalouse depuis qu’elle est née, inscrivant ainsi l’histoire de cette grande sœur dans les schémas bien connus de la psychologie de l’enfant. Notons, en passant, qu’elle est particulièrement perspicace, cette petite fille, qui sait, à cinq ans, mettre des mots sur le bouleversement que provoque la naissance de sa petite sœur. Le but est-il peut-être de brouiller les frontières entre l’enfance et l’âge adulte ? Malheureusement, cette petite fille, une fois adulte, devient complètement aveugle et incapable de réflexivité sur ses mécanismes psychologiques toxiques et mortifères.
Il n’y a pas qu’une narration d’histoires passées : les comédiennes racontent aussi leurs propres gestes sur scène, en prononçant notamment les didascalies à voix haute. Lors d’un moment tragique, par exemple, la cadette dit : « sourire » sans réussir à sourire. Est-ce une façon de mettre en scène la tension interne de la petite sœur qui tente de sauver son aînée ? Ou alors de montrer que la psychologie humaine est plus complexe que ce qu’une écriture dramatique voudrait mettre en jeu ? Cette deuxième hypothèse pourrait avoir du sens si la partie dialogale du spectacle (qui est la plus présente) n’était pas aussi caricaturale. En effet, pendant une heure, on traverse des clichés psychologiques qui réduisent la complexité des personnalités humaines. Le public se retrouve ainsi face à deux profils qui laissent peu de place à la nuance : d’un côté, l’artiste incomprise qui n’arrivera jamais au bout de son œuvre puisqu’elle a une conception élevée de l’art (à la façon de « l’art total » de Wagner, dont elle écoute les opéras en prenant son bain, conception qu’elle a, par ailleurs, héritée de son père qui était le seul avec qui elle pouvait parler d’art et qui, en mourant, la laisse en proie à la folie) et qui se sent élue, en-dehors du monde, incomprise par toute forme d’altérité ; face à elle, sa petite sœur qui, elle, a su se relever de la mort de son père, a su combattre ses démons, se sortir de sa descente aux enfers liée à la drogue, et qui, maintenant, « crée » comme son père, malgré l’incompréhension et la dévalorisation incessantes de sa sœur.
Le rapport de force entre ces deux personnalités semble donc trop simpliste : la petite est du côté de la vie, elle tente de sauver sa sœur, malgré tout le mal qu’elle lui a fait et malgré son désarroi face à la détresse de son aînée. Elle est la gentille qui, dans sa générosité d’âme, ne demande qu’une chose à sa grande sœur, qu’elle lui dise « je t’aime ». Et l’aînée est la méchante – car malheureuse – qui est incapable de faire preuve de tendresse avec sa petite sœur et d’humilité vis-à-vis du monde. Le jeu des comédiennes met en valeur ce qui pourrait apparaître pour certains comme une faiblesse de l’écriture en exagérant le pathétique (elles crient très fort, par exemple, quand elles sont fâchées) et la caricature (quand elles sont en colère, elles prennent leurs têtes dans leurs mains, elles ferment les yeux, elles tapent contre le mur, etc.).
On pourrait espérer que l’aspect poétique du texte donne au spectacle un degré supplémentaire de lecture, mais celui-ci semble manquer de sincérité et se réduire à de l’apparence poétique. Se balançant entre des moments poétiques quelque peu opaques et des comparaisons triviales, l’écriture paraît creuse. La poésie s’intègre par ailleurs plutôt maladroitement aux dialogues : la dimension psychologique propose un langage très concret et courant (malgré les quelques termes soutenus qui sonnent étrangement) ; au quotidien, on ne parle pas vraiment en poésie et on ne fait pas, par exemple, de comparaisons poétiques en plein moment de colère. Les incursions poétiques sonnent donc faux et cassent le rythme naturel des phrases.
Ce qui est malheureux, c’est le fait de regarder des destins sérieusement tragiques sans être ému. La caricature et le pathétique réduisent la complexité humaine à des apparences inconsistantes et affaiblissent le tragique des tragédies. Les dialogues psychologiques réduisent les cœurs qui s’entendent bien mieux dans les situations réelles, les images, et enferment les spectateurs dans une lecture univoque d’une histoire qui, par les enjeux relationnels complexes qu’elle met en jeu, pourrait faire place à une pluralité de regards.
30 avril 2024
« Dis-le que tu m’aimes »
13 décembre 2023
Les relations familiales ne sont pas toujours placées sous le signe de la bonne entente. Dans un dialogue psychologisant entre deux sœurs, l’auteur et metteur en scène Julien Mages nous raconte l’histoire d’une relation de domination qui ne peut mener qu’au déchirement.
Après avoir exploré les rapports des hommes à la nature dans Arbres, jouée au foyer du Théâtre Benno Besson la saison dernière, Nous par le ciel si bas renoue avec d’autres thématiques chères à son auteur : les troubles mentaux, la marginalité et les relations familiales sous le prisme de la division intérieure des êtres et de la possibilité de s’unir aux autres. Ce drame contemporain met en scène les comédiennes Marika Dreistadt et Fiamma Camesi dans le rôle de deux sœurs qui se rencontrent peut-être pour la dernière fois. Entre les reproches, les joies et la colère de toute une vie, les spectateurs espèrent une réconciliation dans un dernier je t’aime avant la séparation finale.
C’est sur une scène vide entre les murs noirs du théâtre 2.21 de Lausanne que se joue ce spectacle. Seule, la grande sœur – vêtue d’un blazer brun, d’une longue robe noire et de ballerines à talonnettes – parle, dans une sorte de prologue, de sa naissance, des premières années de sa vie remplies de l’amour de ses parents – notamment sa proximité avec son père – et de sa facilité à apprendre. Puis vient la naissance de sa sœur, « cette menace » comme elle l’appelle, qui vient perturber l’équilibre familial. Pourtant, elle n’a rien de spécial, pense la grande sœur : elle n’est pas douée pour apprendre et ne jouera jamais du piano aussi bien qu’elle. Dans cette relation de compétition induite par la grande sœur, celle-ci raconte que durant toute son enfance elle s’amuse à martyriser et essayer de contrôler la plus petite, jusqu’à ce que cette dernière prenne son autonomie.
Lorsque la petite sœur entre sur scène, pour rendre visite à la plus grande, le temps a passé. Elles ont à présent la cinquantaine. La grande sœur est désormais en proie à la solitude et ne joue plus du piano à cause de la mort de leur père. La cadette, qui a connu les addictions à la drogue et l’alcool, tente de s’en aller mais l’ainée simule sa cécité pour la garder auprès d’elle. Dans cette tentative désespérée d’inverser les rapports de force, elle ne peut paradoxalement accepter sa dépendance à une petite sœur qui devrait prendre sur ses épaules le rôle du lien familial et du lien au monde. Il apparaît impossible à la petite sœur de rester, tant le complexe de supériorité de la grande l’écrase. La séparation finale marquera la rupture définitive de leur lien alors qu’un simple je t’aime de l’ainée aurait peut-être pu sauver la relation.
Entre les moments de dialogue, les didascalies énoncées par les deux actrices permettent aux spectateurs de se représenter l’espace fictionnel sur une scène volontairement vide et créent un effet intéressant de mise à distance par rapport aux passages qui montent en intensité émotionnelle. Cependant, pour un texte mettant l’accent sur la dimension psychologisante et dramatique d’une relation, on aurait pu s’attendre à un développement plus profond des thématiques graves abordées – comme le suicide, le deuil ou l’addiction – et plus de nuances apportées aux personnages. Ce manque de nuance se ressent particulièrement dans la dichotomie mise en avant par texte entre une narcissiste académicienne, l’ainée, et le manque d’éducation – perçu par la plus grande – de la cadette. Beaucoup de clichés participent à cette opposition marquée, comme la lecture d’un poème qui est expliqué à la cadette (qui perd de son effet car les vers ne sont pas prononcés correctement par celle qui est sensée être passionnée de poésie) et les différentes références à une culture élitiste, comme un recueil de poèmes de Rimbaud, l’étude de Chopin au piano, ou Wagner. D’ailleurs, les différentes perspectives sur l’art incarnées par les deux sœurs – l’une académique et l’autre plus naïve – auraient pu davantage être explorées selon le point de vue de la sœur cadette. Il en va de même de son caractère, qui peine à être développé au-delà des passages évoquant l’alcoolisme et l’addiction à la drogue. Malgré ces quelques éléments critiques, le sp
13 décembre 2023