Une critique sur le spectacle :
FRANCE ANODINE – la radio des petites choses / Création, conception, texte, mise en scène et interprétation par Juliette Chaigneau, Dominique Gilliot et Antoine Pesle / Le Grütli (Genève) / du 18 au 22 décembre 2023 / Plus d’infos.
Savoir où l’on va, c’est pouvoir profiter de la promenade proposée. Le contrat est parfaitement limpide dans FRANCE ANODINE – la radio des petites choses. Le spectacle raconte le quotidien, sans prétention, sous la forme d’une succession de séquences radiophoniques qui s’enchaînent tel un programme habituel.
Parfois, aller au théâtre est gage de saut dans l’inconnu. Le mystère quant à la pièce qui se dévoilera est maintenu jusqu’à la fermeture des rideaux. Cette énigme peut être cultivée par un livret trop allusif, des titres brumeux ou des interventions dans la presse volontairement floues. Ce n’est pas le cas ici. Les créateurs l’annoncent : « Il y aura des chansons, talkshow, météo, publicité, rubriques préparées ou pas vraiment, des musiques virtuoses ou pas ». Et, en effet, le dispositif renvoie clairement à un studio de radio. Une table carrée avec trois micros posés dessus, quatre chaises, des ordinateurs ouverts ainsi que des launchpads. Par ailleurs, sur ce plan, des tasses et des gourdes et, suspendu en arrière-plan, un carré en tissu affichant le logo « france anodine » et imitant les codes de l’identité visuelle – police et superpositions de carré coloré sur carré noir – des chaînes de Radio France (comme France Culture, France Inter, …). À part cela, la scène de 12 mètres sur 10 (comme cela sera précisé plus tard) n’accueille qu’un porte manteau avec des vêtements d’hiver ainsi qu’un arbre en pot au fond de la scène. Une boucle sonore répète un message annonçant le lancement d’une musique sur l’antenne de France Anodine. On le comprend, nous assisterons à la performance d’une émission de radio en direct.
L’émission entend raconter des « trucs aussi » comme conclut son slogan maintes fois répété « France Anodine : La radio des petites choses, et des trucs aussi ». Prétention simple et défendue également dans la communication par l’équipe de création du projet. Il s’agit de « cultiver le banal, l’insignifiant », pour montrer « la délicatesse de l’insignifiance » comme iels l’expriment dans leur vidéo de présentation. In fine, les trois animateur-rices proposent une suite de séquences parlées, chantées, habillées de bruitages, de slogans, d’entretiens et d’autres passages typiques du monde de la radio. On s’amuse par exemple beaucoup d’un entretien spontané avec un-e membre de l’équipe du théâtre qui se verra recevoir d’absurdes conseils de drague pour réussir un premier rencard. Tout est fait en direct par les comédien-nes sur scène, dès la séquence d’ouverture dans laquelle les chroniqueur-euses lancent leur nom plusieurs fois et souhaitent la bienvenue à leurs « auditeurices ». Iels lancent donc la première séquence, la chronique de Juliette. Elle raconte sa balade matinale et ses deux comparses lui répondent en interprétant les personnes rencontrées en chemin.
Il est vrai que les trois artistes se connaissent bien et ont pris le temps d’apprendre à construire ensemble les propositions personnelles portées par chacun-e. Depuis leur première résidence à la Maison des Métallos, à Paris, pendant le Covid, la rencontre fructueuse de la performance/art contemporain pour Dominique Gilliot, des créations musicales d’Antoine Pesle et du bagage théâtrale de Juliette Chaigneau (comédienne et metteuse en scène) a amené ce projet à évoluer, afin de présenter cette œuvre d’une heure et demie sur diverses scènes francophones de plusieurs pays.
Le versant comique, et parfois satirique, d’une radio se prenant trop au sérieux malgré des sujets ordinaires, n’a nécessairement pas le même impact si le public connaît le contexte radiophonique où cette émission pourrait s’inscrire. Les détournements prennent leur force du socle de codes partagés. En outre, l’œuvre est truffée de références et certaines phrases ou passages renvoient à une intertextualité riche. Que cela soit dans les paroles, l’interprétation du style d’une chanteuse canonique, ou dans la reprise d’un discours (connu pour la perte de contrôle inattendue de son auteur), la liste des références s’allonge, ne laissant qu’entrevoir toutes celles que les spectateur-ices ne connaissent pas nécessairement. Néanmoins, certains choix dramatiques permettent de guider le public dans cette performance, et ce, qu’importe son bagage culturel.
S’il est vrai que les allusions à la culture française sont multiples, en commençant par ce carré coloré ramenant à une émission qui « pourrait très bien faire partie de radio France », les spectateur-rices pourraient légitimement se questionner si, en sentant passer ces clins d’œil sans en saisir la teneur exacte, cela ne les exclut pas de la visée du projet. Passe-t-on à côté du spectacle si nous n’avons pas le même cadre culturel que les artistes ?
De fait, cela ne sera pas nécessairement le cas car la distance avec un public suisse – et même genevois (et donc localement situé) – est volontairement réduite. Les comédien-nes se présentent dès l’ouverture de l’émission par leur vrai prénom et localisent leur studio au Grütli, dans cette salle, dans la saison et l’heure vécues réellement. Ainsi, iels se réfèrent au contexte partagé et connu du public. De plus, iels, regardent régulièrement dans notre direction pour adresser leur propos et, finalement, explicitent même les enjeux dramatiques découlant de la nécessité de trouver une conclusion à leur spectacle, déjà un peu long. Du reste, les bruitages faits maisons se font, pour une grande part, in vivo grâce aux launchpads, aux effets sonores de paquets, de housses et d’autres objets du quotidien posés sur la table. Les spectaeur-rices ne se sentent donc pas délaissés dans une radio qui s’éloignerait de leur vécu.
Alors, si le quotidien est riche d’un ordinaire valant la peine d’être écouté et poétiquement approché pendant une émission de radio, France anodine sera le bon endroit pour le faire. Guidé-es par les trois animateur-rices, les spectateur-rices pourront se délecter de balades, de poèmes, de chansons et d’autres tours sonores agrémentés de références à foison. Et si le public suisse ne connaît pas toujours les détails des radios françaises, il pourra de toutes façons s’abandonner dans la proposition virtuose d’une soirée unique au Grütli.