INACTUELS

INACTUELS

Chef de projet et mise en scène : Oscar Gómez Mata / Interprétation : Oscar Gómez Mata et Juan Loriente / Arsenic (Lausanne) / du 7 au 10 décembre 2023 / critiques par Sophie Perruchoud et Enola Rindlisbacher.


Le courage de la joie

13 décembre 2023

© Rebecca Bowring

À l’Arsenic, Oscar Gómez Mata, célèbre pour ses créations décalées, telle que MAKERS, propose un moment plein d’humour et de poésie. Juan Loriente et lui, duo déjà connu de la scène, tissent généreusement un spectacle qui fait sourire tendrement et rire aux éclats. Un partage de joie qui brouille les frontières entre vie et fiction, entre sérieux et légèreté.

Cerner un tel spectacle est plutôt complexe : deux hommes habillés de vestes bleues qui font penser à des travailleurs d’usine arrivent et discutent d’un projet qu’ils veulent présenter. Au cœur d’une scénographie riche d’éléments hétéroclites (cerceaux, tambour, construction blanche sur laquelle figure une feuille où l’on peut lire « ciel », casseroles fumantes, étendoir, etc.), le spectacle se transforme rapidement en une mise en scène de simples dialogues entre les deux hommes sur de nombreux sujets. Il ne semble plus y avoir de réel fil rouge dramatique, si ce n’est la volonté de rendre fragile la frontière entre la dimension fictionnelle et la dimension réelle. Le premier procédé déstabilisant est le fait que les comédiens gardent leur propre nom sur scène. D’autres processus sont mis en place dans ce sens-là : les deux hommes parlent en espagnol et interagissent avec les sous-titres français qui ne correspondent pas toujours exactement, ou qui vont même jusqu’à jouer avec ce qui est dit par les comédiens. D’ailleurs, ces derniers explicitent et créent une distance avec certains éléments symboliques de la scénographie ; ils font également des références au monde actuel du théâtre (Tiago Rodrigues se serait occupé de faire les sous-titres ; Vincent Baudriller, directeur de Vidy, est convoqué au sein d’une projection future absurde ; l’arsenic même est plusieurs fois mentionné). 

Le paroxysme de ces procédés est atteint dans la deuxième partie du spectacle : si pendant un long moment les deux protagonistes ne s’adressent pas du tout au public, ils changent ensuite de dispositif, dialoguant de façon radicale avec les spectateurs, leur rappelant de fait qu’ils sont face à une création artificielle. En même temps, le dispositif crée un lien fort avec le public, remettant au jour que le spectacle n’existe que s’il est en dialogue avec une altérité. Lors de ce moment de dialogue, les deux artistes expliquent, entre autres, une théorie qu’ils ont imaginée vis-à-vis de « ce qui nous échappe ». Ici, le lieu où devrait se situer notre jugement n’est plus très clair : au croisement des codes de la présentation commerciale, de la conférence philosophique et du one-man-show, dans un rythme qui est ralenti, fait de répétitions et de parenthèses, il devient compliqué de savoir ce qui est ancré dans le réel ou la fiction, ce qui est censé être pris au sérieux ou pas.

À ce propos, le spectacle se situe presque toujours sur un fil entre le premier et le second degré. On se moque de la poésie trop lourde, on se moque de l’incompréhensibilité de la parole creuse, on rit du « cordon ombilical de l’univers » représenté par la scénographe avec des bouées de piscine accrochées en hauteur et pendant jusqu’au sol, on rit de la possibilité de sincérité lorsqu’il y a mise en scène de soi par l’artificialité des gestes du comédien lorsqu’il est pris en photo et essaie d’être naturel. L’autodérision est également présente, puisque les deux compères se moquent également l’un de l’autre, soulignant le caractère quelquefois opaque de leur travail d’artiste. Ainsi, l’humour fait mouche : les deux artistes font preuve d’une grande réflexivité dans le rapport à ce qui est dit, comme pour créer une tendresse invitant à ne pas trop (se) prendre au sérieux. Néanmoins, on ne réduit pas à rien les choses moquées : le rythme du spectacle est cassé par quelques interludes poétiques qui instaurent une tension et remettent en jeu la légèreté du spectacle. Lors du premier de ces intermèdes, les deux hommes marchent l’un avec l’autre, l’un guidé par l’autre, sur fond d’un texte enregistré. La poésie subsiste et les deux hommes n’oublient pas de rappeler finalement que la parole est sacrée. Cependant, elle est remise humblement à sa place, une place sans enjeux lourds où les mots peuvent simplement être au service de la vie. 

Tout ce qui fait opposition, ce qui impose des frontières, est abandonné : la vie est là, immortelle et présente, sérieuse et légère, drôle et pesante. Elle est là, au premier et au second degré. Les différentes dimensions s’entrecroisent, comme vers la fin du spectacle, lorsque les deux hommes créent une toile avec de la laine entre la pléthore d’éléments scénographiques. Un des deux comédiens prend ensuite les fils et les tire en avançant vers le public, faisant tomber les différents éléments : tout se tisse en tendresse avant d’être ramené au chaos ; un chaos que le style des deux hommes rend joyeux. Au cœur de l’entremêlement des formes d’humour (allant du comique de geste aux blagues absurdes, en passant, entre autres, par la caricature ou le comique de répétition) et de la poésie, c’est le style des deux artistes qui retentit sur scène. Le spectacle est une tentative de matérialisation, en creux des mots et des gestes, d’un regard porté sur le monde, sur la vie et sur l’art.

Pour reprendre les mots d’Oscar : « Bordel de merde ! » Dans ce spectacle, c’est la vie qui vibre sur scène, redonnant aux artistes la place humble de faire exister le mystère, tout en lui laissant son caractère insaisissable. Il y a de l’énergie vitale et quelque chose nous échappe… Et, même si « on est peu de chose », c’est un effort artistique tendre, simple et courageux.

13 décembre 2023


Ce qui nous échappe

13 décembre 2023

© Rebecca Bowring

Tout ne semble pas pouvoir être expliqué rationnellement, parfois un petit « quelque chose » nous échappe. Dans une tentative de recréer cette expérience, INACTUELS explore notre rapport à l’art dans une séries de performances chaotiques et déjantées.

Dans la continuité thématique de MAKERS, le duo comique de Juan Loriente, célèbre comédien du théâtre contemporain espagnol, et Oscar Gómez Mata, connu en Suisse pour les mises en scène de sa compagnie l’Alakran (récemment lauréate du prix suisse des arts de la scène), revient dans les salles de théâtre avec une performance mêlant dialogues absurdes et réflexions métaphysiques. INACTUELS, en tournée en Suisse romande cette fin d’année 2023 et début d’année 2024, est l’occasion de continuer d’explorer les relations sensibles au monde en intégrant divers événements vécus par les comédiens lors de la création de ce nouveau spectacle. Les spectateurs identifieront certaines références à l’actualité politique de leur région dans les séquences humoristiques alors qu’ils sont plongés dans un chaos absurde provoqué par les deux compères.

Habillés en short, t-shirt, baskets et blouse-peignoir bleu, les deux comédiens se mettent à tester plusieurs médias artistiques avec lesquels ils disent vouloir commencer le spectacle. En floutant d’emblée la limite entre ce qui appartient à un possible univers fictionnel et ce qui est réel, Juan et Oscar, qui semblent jouer leurs propres rôles en amplifiant les traits de « clowns », viennent créer un espace expérimental pour explorer ce « quelque chose qui nous échappe ». Tous les accessoires utilisés prennent alors une signification arbitraire, symbolique et absurde.

 À cet égard, la fin du spectacle est significative : après avoir déroulé des pelotes de laine pour relier tous les accessoires disposés sur une scène à peine éclairée, Oscar Gomez Mata, vêtu d’une combinaison rose et d’un sac en crochet sur la tête, s’avance au milieu des fils. Se trouvant emmêlé, il finit par tout ramener à lui dans un dernier geste, se retrouvant seul face aux spectateurs. Pourtant, le spectacle avait commencé comme une simple discussion de coulisses humoristique sur une scène alors encombrée par ces divers accessoires placés presque aléatoirement : des chaises, une table, trois petits écrans de projection, des bambous dans un pot, un séchoir à linge avec des habits dessus, des hulas hoops, une construction composée de morceaux de polystyrène, une ligne de démarcation de piscine pendue au plafond, deux réchauds avec des marmites… Les spectateurs ne comprenaient alors pas très bien à quoi servaient tous ces objets et où les acteurs voulaient en venir. On s’imaginait volontiers que tous les accessoires allaient servir un objectif précis et significatif dans le spectacle. Nous voilà tombés dans le piège.

En variant les séquences entre réflexions plus métaphysiques – sur notre rapport au monde sensible et à l’art – et moments de performance, les spectateurs, tout en riant, sont amenés à prêter attention aux expériences sensorielles et à la symbolique qu’ils attribuent (ou non) à celles-ci. La légèreté tourne parfois même à l’autodérision, particulièrement présente au début du spectacle lors des reproductions de formes d’art dans différentes séquences : un film projeté des deux compères, un solo de flûte, un tableau qui ressemble à un gribouillis d’enfant, une danse performative, un poème qui ne veut rien dire ou encore une sorte de stand-up. Les spectateurs rient avec les deux comédiens qui cherchent à mettre absolument du sens dans toutes les choses qui leur entourent, rappelant ainsi les spectateurs qui eux-mêmes tentaient d’interpréter les accessoires au début du spectacle. Si cette quête de sens fait rire, elle est aussi centrale dans les moments de réflexions métaphysiques. Le message du spectacle semble ainsi se lire entre les lignes : les spectateurs ne doivent pas chercher à rationaliser tout ce qui se passe et accepter que certains phénomènes leur échappent. Aux yeux des deux comédiens, toute expérience semble être de l’ordre de l’arbitraire, du subjectif et les spectateurs sont donc invités à poser un regard nouveau sur le monde en mettant en avant un rapport sensoriel qui accepte la magie et le mystère.

13 décembre 2023


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