Festival

Festival

Conception et jeu par Claire Dessimoz, Clara Delorme, Louis Bonard / La Grange (Lausanne) / du 5 au 10 décembre 2023 / critiques par Théo Krebs et Piera Biondina .


Une bonne humeur contagieuse

07 décembre 2023

© Anouk Maupu

Première création du trio formé par Claire Dessimoz, Clara Delorme et Louis Bonard, Festival expose, au son de la Première symphonie de Mahler, le quotidien banal d’une famille banale dans lequel s’invitent des créatures aux longs doigts et aux nombreux yeux qui, par accident, détruisent le quatrième mur. La scène de la Grange devient le décor d’une maison qui redevient une scène. Se dégage de ce spectacle hybride une bonne humeur contagieuse.

Mais que font ces étranges créatures, à mi-chemin entre des acariens géants et des extra-terrestres dans cette maison tellement normale pendant une nuit de Noël ? Elles contrastent de manière frappante avec la petite famille que nous avons pu voir évoluer pendant la première moitié du spectacle. Pour ces créatures, tout est objet de curiosité. Ces corps explorent la maison qui semble sortie d’un rayon de chez Ikea, touchent le canapé comme si c’était la première fois qu’elles étaient confrontées à un objet de ce genre. Ce lieu rempli d’objets que nous connaissons est pour elles un terrain de jeu nouveau.

Jusqu’alors, cette maison n’était qu’un lieu du quotidien. Une fois rentré du travail, le père de famille campé par Louis Bonard se sert un café, l’air de rien, puis se dirige vers les toilettes dont il oublie de fermer la porte. Son épouse (Claire Dessimoz) la referme en passant, l’air amusé et sans surprise. On l’imagine sans peine lui dire « Tu as encore oublié ! ». On l’imagine car cette première partie baigne dans une musique presque omniprésente traduisant la bonne humeur et le bonheur qui flottent dans cette maison, tandis que les membres de la famille se déplacent et jouent en pantomime, sans presque proférer aucune parole. Ce quotidien banal a cependant quelque chose d’étrange, car ce bonheur ambiant rentre parfois en contraste avec La Première Symphonie de Gustav Mahler, étonnamment grandiloquente. Il semble surjoué. Les gestes d’affection sont trop grands, exagérés. La mère de famille remet en place une veste sur le porte-manteau avec un peu trop d’enthousiasme ; la petite fille (Clara Delorme) s’amuse un peu trop d’un rien ; les rires silencieux sont accompagnés par des mouvements qui traduisent une trop grande hilarité.

Les trois personnages évoluent dans ce salon, cette salle à manger, cette cuisine comme dans une maison de poupée. On en voit trois des murs et le quatrième, bien qu’invisible, existe aussi, comme en témoigne le moment où la mère de famille y nettoie au chiffon une fenêtre elle aussi invisible. La famille est complètement coupée de nous. Lorsque, lors du réveillon de Noël, la petite fille se lève pour interpréter le Poème sur la septième, elle s’adresse uniquement à ses parents qui la regardent, amusés. Les spectateurs sont placés dans une position de voyeurs.

Ils observent de la même façon, dans un premier temps, les créatures qui sortent doucement de l’armoire, du frigo et de derrière le canapé une fois la nuit du réveillon tombée. Lorsque, par accident, elles se rendent compte qu’elles peuvent changer la musique qui émane de la radio, elles se lancent, dans un numéro de danse qui se renouvelle chaque fois qu’elles changent de chaîne. Elles jouent pour elles et entre elles, accompagnées par les lumières du spectacle qui changent pour les accompagner.

Mais l’univers fictionnel s’affole soudain. Un changement de trop fait dérailler les lumières et effraie les créatures qui courent en tous sens, au point de détruire les murs de la maison, révélant les secrets du spectacle : la fenêtre à côté de la porte d’entrée ne donne pas sur l’extérieur mais sur un petit écran sur lequel cet extérieur est projeté ; les murs de la maison s’effondrent et se révèlent n’être que des panneaux de bois. Et l’inévitable arrive. C’est au tour du quatrième mur de s’effondrer. Les créatures nous aperçoivent alors et un mouvement de frénésie s’empare d’elles, elles traversent les gradins où nous sommes assis pour nous voir de plus près, curieuses. Ce moment passé, elles reprennent leurs jeux, en nous intégrant, cette fois.

On n’attend qu’une chose : que l’un des habitants de la maison se réveille et tombe sur les créatures. C’est ce qui arrive, mais la réaction n’est pas la surprise à laquelle on aurait pu s’attendre face à tant d’incongruités. La petite fille qui est descendue pendant la nuit pour ouvrir son cadeau ne semble pas réellement étonnée de la présence des êtres qu’elle ne voit pas tout de suite. Elle l’est à peine plus par le fait qu’elle soit regardée par une foule de spectateurs, qu’elle remarque après avoir fait un pas décisif au-delà du quatrième mur, poussée par les créatures à les rejoindre.

Si l’arrivée de ces êtres hybrides permet de donner un souffle nouveau à la pièce dont la première partie peut sembler longue par la quotidienneté de ce qu’elle montre, il reste cependant facile à tout moment de se laisser imprégner par la bonne humeur ambiante de la pièce, par un geste anodin qui se révèle cocasse ou par l’impulsivité des créatures, en particulier lorsque celles-ci envahissent notre quotidien de spectateurs assis à les regarder.

07 décembre 2023


Tout est possible

08 décembre 2023

© Anouk Maupu

Dans une représentation pleine de musique et de surprises, Festival expose les mécanismes du théâtre non pas pour le discréditer mais pour saluer sa capacité à surprendre, émerveiller et raconter toutes sortes d’histoires sans limites à l’imagination. Nul besoin de dialogues : la force du spectacle réside dans l’utilisation de la musique, dans les corps des comédien.nes et dans le théâtre lui-même, compris à la fois comme lieu et comme médium artistique.

Le spectacle est à la fois très simple et très complexe à résumer. Très simple, parce qu’il parle d’une famille parfaite à l’extrême dont la maison, la nuit de Noël, est envahie contre toute attente par des créatures, inoffensives, qui semblent venir d’une autre planète. Très complexe, parce que cette histoire apparemment simple recèle tout un jeu avec les codes du théâtre, ses capacités de narration et ses limites, ses solutions techniques liées à la scénographie, aux décorations, aux masques et ainsi de suite. 

Le jeu des comédien.nes est davantage basé sur le mouvement et l’expression physique que sur le dialogue. L’histoire se déroule en effet sur un fond très présent de musique classique, avec surtout la première symphonie de Mahler. Il y a également des morceaux plus pop qui, de temps en temps, prennent le dessus et les personnages – que ce soit la mère de famille dans la première partie ou les créatures extraterrestres dans la seconde – se laissent transporter par le rythme, entraînant avec eux le public. Ces moments contrastent avec l’atmosphère générale, plus calme et paisible, qui semble dominer la scène, et suscitent des rires. 

Dans la première partie, le public observe le père (Louis Bonard), la mère (Claire Dessimoz) et la fille (Clara Delorm) qui mènent une parfaite vie familiale la veille de Noël. Leurs gestes, aussi exagérés que le volume de la musique, ont quelque chose de parodique, dans un décor excessivement réaliste. Chaque sourire, chaque câlin, chaque regard est surjoué et cette scène terriblement longue touche à l’absurde pour le public. Sans que le quatrième mur ne soit encore brisé, cet excès de théâtralité suffit à exhiber la fictionnalité du spectacle, et c’est précisément autour de la notion de « théâtre » et des questions sur ce que le théâtre peut faire que se construit la deuxième partie. 

Une fois que père, mère et fille sont allés se coucher et que les créatures extraterrestres entrent en scène, l’ingéniosité de la mise en scène et de la scénographie (signée Mathilde Aubineau) est dévoilée petit à petit dans un crescendo au cours duquel ces nouveaux personnages s’approprient l’espace en l’occupant avec leurs corps apparemment maladroits mais étonnamment agiles, et en le détruisant. On s’amuse de la façon de bouger des créatures et de l’étrange contraste avec la scène réaliste initiale.  

La nature artificielle du théâtre est, petit à petit, littéralement déconstruite. Non seulement le quatrième mur, mais tous les murs constituant la maison de la famille tombent, et l’espace est utilisé par les créatures tel qu’il est, en révélant toutes les astuces des décors. Cette destruction tant physique qu’intellectuelle du théâtre est d’autant plus joyeuse que le public est invité par les créatures à y prendre part. Les extraterrestres, aux masques très élaborées et aux costumes qui rendent leur corps lourdaud, munis d’une longue queue de dinosaure, n’hésitent pas à enjamber les sièges de la salle tout en interagissant avec les spectateur.ices, qui ont ainsi la possibilité de les toucher, de sentir la matérialité de leurs costumes.

En exhibant les artifices du théâtre, le spectacle les célèbre, en réveillant auprès du public la simple joie de constater qu’il est possible de faire apparaître une forêt là où il y avait un salon, et qu’il n’y a rien qui nous empêche de mêler à notre réalité des histoires d’extraterrestres et des contes de Noël. 

08 décembre 2023


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