Par Timon Musy
Une critique sur le spectacle :
Depois do silêncio (Après le silence) / Conception, mise en scène et texte de Christiane Jatahy / Théâtre Populaire Romand – TPR / Du 04 au 06 mai 2023 / Plus d’infos.
Des régions reculées du nord-est brésilien, là où les regards ne portent pas, Après le silence arrache des mots et des images à celles et ceux qui souffrent. Récit cérébral et complexe à la jonction du théâtre documentaire, de la fiction et du cri manifeste d’une communauté en lutte, sa sincérité froide, bien que parfois fébrile, revendique le droit à l’existence d’un peuple sur une terre marquée par une histoire difficile.
Torto Arado de Itamar Vieira Junior, dont est tiré le contenu du spectacle, n’a encore jamais été traduit en français. Pour un public non averti, le matériau travaillé par le récit est inédit, spontané, et l’apparente innocence du jeu des comédien·ne·s sur scène fait vite douter du caractère fictif de la pièce. Christiane Jatahy n’en est pas à ses débuts en matière de brouillage des genres, des médiums et des niveaux de réalité. Après deux pièces portant sur le fascisme et la masculinité nocive qui mêlaient déjà théâtre et cinéma, elle clôture sa « trilogie des horreurs » en mettant cette fois le racisme et l’exploitation des populations ouvrières du Brésil au centre de son dispositif créatif. Les mots qu’elle emprunte et transmet ne sont pas des témoignages authentiques ; mais dans une large mesure, ils sont réels. Les femmes et l’homme qui les incarnent ne sont pas des témoins directs des événements, semble-t-il, ni tout-à-fait des comédien·ne·s. Étant eux·elles-mêmes d’origine brésilienne, les artistes prétendent faire partie des communautés opprimées, mais cela n’est jamais vraiment sûr. Il et elles sont bien davantage des émissaires qui portent la voix de celles et ceux qui n’en ont pas dans un même pays.
Sous une forme hétérogène et déliée, difficile à saisir, énigmatique, Après le silence veut rompre l’omerta. En prenant appui sur des images vidéo (documentaires ou mises en scène), les jeux d’interactions entre les lieux, les périodes et les récits témoignent des difficultés de tout un peuple à faire entendre sa voix. À deux époques différentes, la nôtre et celle des années 60, deux assassinats refusent de passer inaperçus. Celui de João Pedro Texeira, le chef de la ligue paysanne de Sapé, dont la mort conduira à la réalisation d’un documentaire (terminé et sorti seulement en 1984 à cause d’un coup d’état), et celui d’un jeune rural de la région de Bahia. Tous deux sont tués par des propriétaires terriens contre lesquels ils luttaient pour obtenir la reconnaissance de leur droit à habiter la région. À ces morts se mêlent le récit d’une sœur qui, par accident, s’est coupée la langue et ne peut plus parler, et celui d’une célébration spirituelle candomblé où la danse réunit et consolide l’esprit solidaire et résistant d’une communauté persécutée.
Toutes ces régions, tous ces gens paraissent bien loin. Ils ne sont visibles qu’au travers de trois écrans sur lesquels sont projetés les mots et les images. Les sons mêmes doivent être reproduits sur scène par un musicien orfèvre assis derrière une table couverte de clochettes, de vasques d’eau et de graines, de percussions, de maracas, de micros, de güiros et de petits objets de bois. Tout est invisible pour le public, et tout est tenté pour créer un impossible sentiment de proximité. Il faut comprendre. Il faut comprendre et, pourtant, tout est si distant. Ce ne sont que des images qui viennent à nous, des reproductions, des équivalents, des simulations. Les comédien·ne·s doivent faire conférence, expliquer les événements, présenter les hommes et les femmes qui témoignent. La complexité de leur situation est transmise par un patient travail pédagogique et des démonstrations tronquées. Nous pouvons apercevoir trois musiciens sur l’écran, mais nous n’en avons qu’un sur scène, devant nous ; il y a un village sur les images de là-bas, qui doit ici être décrit et mimé dans le vide par les artistes. Une transe feinte en fin de spectacle veut encore provoquer en nous cette sensation d’être confronté·e à une autre réalité. La réaction d’incertitude et d’inconfort alors partagée par certain·e·s spectateur·ice·s en devient une extraordinaire et indispensable ouverture sensorielle. La lutte même est ailleurs, à Bahia dans le Nordeste, où naît la colère d’être invisible. Mais c’est de toutes ces émotions produites au cours du spectacle, qui font acte de l’existence de cette douleur sans pouvoir la partager, qu’apparaissent sur scène l’importance et la pertinence de ce combat.
Pétries d’une spiritualité profonde, les images d’Après le silence oscillent entre une élégance hanteuse et puissante, notamment dans les séquences filmées à la dimension fictionnelle assurément marquée, et les effusions de douleur les plus simples. Le personnage vraisemblablement fictif et allégorique de la sœur muette n’apparaît qu’à l’écran ; ne pouvant parler, elle ne semble pouvoir prétendre exprimer la voix de son peuple. C’est pourtant elle qui porte la plus profonde souffrance, marginalisée et punie, et qui ne peut s’émanciper de son silence ni de son histoire. Le couteau avec lequel elle s’est mutilée devait permettre à sa famille de se défendre, mais il lui vole plutôt la liberté de se battre. Les autres, celles et celui qui sont présents sur scène, peuvent user de leur langue, et le font avec une véhémence désespérée. Peut-être trop, tant les cris se perdent parfois dans l’urgence et les mots deviennent difficile à suivre. La musique, elle, ne faiblit jamais, remplit l’atmosphère et pourvoit à ce manque d’intelligibilité en transmettant une vibration et une vitalité rageuse. La pièce est une vengeance, comme le dit si bien l’une des comédiennes, une vengeance contre toutes formes d’oppressions, mais aussi un vœu d’espoir et d’amour à partager. Le Brésil, c’est loin, et le message peut avoir du mal à se transmettre, mais il parvient pourtant à former, d’un public éphémère, une nouvelle communauté en lutte.