Tous les poètes habitent Valparaiso
Texte de Carine Corajoud / Conception et mise en scène par Dorian Rossel / Cie Super Trop Top / La Grange (Lausanne) / du 07 au 12 mars 2023 / créations libres par Sylvain Grangier, Manon Lelièvre, Timon Musy et Théo Krebs .
Radiographie
02 mai 2023
Par Sylvain Grangier
Los dos materiales que forman mi canto
Y el canto de ustedes que es mi mismo canto
Y el canto de todos que es mi propio canto
Gracias a la vida que me ha dado tanto
-C’était Graçias à la vida de Violetta Parra, la célèbre chanteuse chilienne. C’est l’heure maintenant de notre émission Culturbulences, votre émission culture qui cogite et s’agite ! Je reçois aujourd’hui Juan Luis Martinez. Juan Luis Martinez, bonjour.
-Bonjour.
-Vous êtes poète, vous jouez sur les frontières de l’identité, sur les codes, qu’est-ce que vous pouvez nous en dire ?
-Oui, figurez-vous par exemple qu’en réalité cette émission est une création purement fictive.
-Pourtant, nous dialoguons.
-C’est exact, mais tout ce que nous disons est écrit.
-Vous voulez dire que ce que nous disons en ce moment-même a été écrit à l’avance ?
-Oui, mais pas seulement. J’affirme que ce que nous disons n’existe que par l’écrit. Ou plus exactement, le dialogue que nous sommes en train de vivre n’est produit, rendu réel que dans l’esprit d’un tiers qui lit actuellement ces lignes. C’est lui – ou elle, car nous, personnages de papier, n’avons pas accès directement à cette personne, et donc impossible pour nous de définir son identité – qui, à la manière d’un gramophone, fait exister ces mots, dans une sorte de résonance mentale qui n’a lieu que dans son esprit. En quelque sorte, l’aiguille de lecture de cette personne suit le sillon de ces mots, les transformant en son virtuel. Sans cette intervention extérieure, tout ce que nous disons n’est qu’un amas de graphèmes inertes. Ni vous, ni moi n’existons réellement, pas plus que ce micro, cette table de mixage, cette tasse à café ou ce tricératops.
-Couché, Pupuce. Donc si je vous suis, nous n’existons pas ?
-Pas en tant que tels, mais sommes rendus réels par l’imaginaire de quelqu’un d’autre.
-Et vous affirmez que la matière sonore, qui définit intrinsèquement le média radiophonique, n’existe pas non plus ?
-Non, ou du moins, seulement virtuellement. Nous ne sommes probablement même pas sur une feuille de papier, mais simplement des pixels sur un rectangle blanc retro-éclairé.
-Est-ce que vous pouvez le prouver ?
-Rien de plus simple1. Voyez-vous,
-Oui je vois ! C’est un peu petit et pixelisé, mais je vois.
-Or si nous étions vraiment radiophoniques, le lecteur ou la lectrice ne le verrait pas.
-Prodigieux ! Maintenant, revenons, si vous le voulez bien, à vous. Vous êtes né à Valparaiso, au Chili…
-Non.
-Oui, d’accord, je crois avoir compris où vous voulez en venir. Si je vous ai bien suivi, comme vous n’êtes qu’un personnage fictif qui n’existe que sur un bout de pap… d’écran, vous ne pouvez pas réellement être né où que ce soit. Mais admettons que ce personnage-là, vous donc, soyez né quelque part, c’est bien à Valparaiso au Chili, non ?
-Euh non, même si votre analyse n’est pas fausse en soi, il se trouve que même intradiégétiquement, je ne suis pas né au Chili, mais en Catalogne.
-Quoi ? Mais vous n’êtes pas [xwanluismartinɛz] ?
-Si, bien sûr, mais là vous le dites en alphabet phonétique international donc ça fausse tout.
-Je ne vous comprends pas.
-Je suis Juan Luis Martinez.
-Oui, et bien ?
-Mais pas Juan Luis Martínez.
-Bon sang ! Mais enfin c’est extraordinaire !
-En effet.
-Mais dites-moi, que va-t-il advenir de notre dialogue ?
-Nul ne peut le dire. Dans quelque instant, son auteur enregistrera sa version LibreOffice Writer, la convertira en PDF, et l’enverra par mail. À partir de là, nul ne sait quel sera son destin de texte, autonome, qui ne peut vivre que par les yeux d’un lecteur ou d’une lectrice.
-Il y a de quoi avoir le vertige…
1 -Que s’est il passé ?
– Nous sommes dans une note de bas-de-page. Un autre espace, une autre temporalité. Ce, d’autant plus qu’il s’étend sur deux pages. Quelque chose d’impossible à faire à la radio. De là, deux scénarios possibles : soit le lecteur ou la lectrice a interrompu sa lecture dans la page principale et a baissé les yeux pour faire exister ce dialogue en ce moment même, dans cet autre espace-temps. C’est le cas le plus probable. Mais il est également possible qu’il ou elle ait poursuivi sa lecture sans prendre garde au petit chiffre en exposant, peut-être pour terminer ma réplique initiale. Dans ce cas, notre conversation a très bien pu se poursuivre sans que celle-ci n’apparaisse. Et sans même que la cohérence textuelle n’en soit impactée ! Quand vous aurez terminé votre exclamation imminente, cet espace se refermera et notre dialogue continuera comme si de rien n’était. Épatant2
2 -Encore ?
–Et oui, nous sommes dans une note de bas de page de note de bas de page
–C’est encore plus méta !
–Méta gueule
-Comment ?
-Non je dis : ça a de la gueule.
02 mai 2023
Par Sylvain Grangier
Les secrets d’une femme
02 mai 2023
Par Manon Lelièvre
Un verre à la main, elle sourit, un peu perdue, pas tout à fait avec les autres. Elle est ailleurs.
ELIANA
Il ne reste plus beaucoup de temps, mon amour. Bientôt, le jeu prendra fin.
Elle se place à pas légers devant le socle de la statue. Son regard s’attarde sur les courbes de métal qui reprennent les traits du poète.
Le jeune chercheur est passé et j’ai vu dans son regard que quelque chose avait changé. J’ai dit quelques mots dans le vague, j’ai souri doucement et je suis partie. J’ai suivi les règles, il les suivra lui aussi.
Elle soupire.
Bientôt les choses changeront, bientôt il ne restera de toi que le souvenir d’un poète.
Un groupe de personnes passe derrière le socle. Elles semblent la reconnaître, elles lèvent leurs verres dans sa direction en souriant. Malgré les quelques traits familiers, Eliana ne se rappelle pas d’elles. Avec un temps de retard, un peu hésitante, elle sourit aussi et lève sa flûte de champagne.
Le champagne est bon, tu l’aurais aimé je pense. Les gens ont l’air heureux. Je me demande bien comment tu te comporterais si tu étais ici. Pleurerais-tu ? Tu en serais bien capable. Réussirais-tu à garder le secret ? Je n’en suis pas si sûre, tu as toujours été si pressé, plein d’une impatience discrète. Moi je le vois dans ton regard, dans ta main qui aplatit tes cheveux. Tu aimes les jeux, mais pour suivre tes propres règles, il fallait te faire violence, n’est-ce pas ?
Elle rit doucement.
Ce soir, le suspense s’évanouit. Tous ces curieux ont attendu vingt ans un évènement, un geste artistique. Ils n’ont peut-être pas compris que ce sont les années écoulées qui comptent, l’attente. Le geste est là maintenant, tout petit, tout carré, si fragile comme un carnet que l’on peut perdre. Comme un recueil de poèmes qui prend feu. Espéraient-ils que tu ressuscites par des mots ? Et puis, une fois que l’on saura, une fois que l’Autre arrivera par ici, le geste ne deviendra-t-il pas murmure ? Quelle histoire folle ! Quelle jouissance de connaître avant tout le monde un secret qui sera bientôt dévoilé ! Quelle joie de voir dans les regards le doute, puis la lumière lorsqu’on a réalisé le geste, qu’il a été compris. Je verrais éclore le secret dans les esprits. C’est ce que tu as vu dans mes yeux quand tu m’as avoué, en chuchotant, un matin, ton projet un peu fou. Oui, tu aurais pleuré je pense, mais tu n’aurais rien dit. Oui, tu as pleuré, mais tu n’as rien dit la dernière fois.
Silence dans sa tête. Des voix au loin, quelques rires, des verres qui s’entrechoquent encore troublent la sérénité du jardin.
Et dire que par un simple caprice de ma part, je pourrais relancer la machine. Je les sens dans mon cœur, contre mon sein, les mots que tu m’as confiés. Les tiens, les vrais, ceux que tu me glissais doucement les matins et que je transcrivais le soir, en secret, dans mes journaux. Ceux que tu ne destinais qu’à moi, moi qui voulais que tu les cries au monde. Je pourrais jouer à nouveau, passer dans les rangs et chuchoter : vous ne le saviez pas ? Une autre close, confidentielle, dans le testament de feu mon poète… Un autre recueil, dans vingt ans à nouveau ? Non, cinq cette fois. Quoi ? On ne vous avait pas prévenu. Que c’est étrange ! Et alors, quand la rumeur arriverait jusqu’à ses oreilles, Maître Abril me trouverait un peu perplexe, un peu fébrile. Il me demanderait ce que je raconte, ce que j’imagine. Je sourirais doucement, rirais sûrement de voir ses yeux affolés, un peu avides, ses mains serrer convulsivement sa pochette noire. Alita arriverait aussi, peut-être, son visage entre la joie et la crainte. Tout va bien Mama ? Oui, Alita, ne t’inquiète pas. Vous ne le saviez pas, Maître Abril, mais mon mari m’avait chargé de dévoiler l’existence d’un nouveau recueil de poèmes au moment de la publication des Poèmes de l’Autre. Ce serait faux, bien sûr, tu ne m’as jamais demandé cela. Tu ne connais même pas l’existence de mes carnets, remplis de tes poèmes chuchotés au creux de mon cou. Mais le manuscrit est là, Maître Abril, et je suis la veuve de Juan Luis Martinez à qui il dévoilait tous ses coups à l’avance, n’est-ce pas ? Vous savez, c’est un joueur, mon Juan Luis, et le premier jeu n’est même pas terminé qu’il veut en relancer un nouveau.
Un éclat de rire s’échappe de ses lèvres. Elle voudrait rire, elle veut danser. Par-dessus tout, elle souhaite monter sur le socle, embrasser la statue et lui dessiner des moustaches. Elle boit vite une gorgée avant qu’on ne la remarque. Elle se sent un peu excentrique, un peu folle, mais maintenant qu’elle a dépassé l’âge d’être grand-mère, elle a le droit, n’est-ce pas ? Elle chuchote alors :
La vie d’une femme
Aux courbes parfaites m’enflamme
Et si tu ne la suis pas
Et si tu ne joues pas
Elle part, elle s’enfuit
Elle volète comme un colibri…
Elle baisse la tête, pose sa coupe sur le sol, à côté du socle. Elle reste un instant, pensive et silencieuse. Dans un geste soudain, elle plonge la main dans sa veste, à l’endroit de son cœur, et en ressort un petit carnet relié. Elle le regarde, caresse la couverture, sent les pages qu’elle feuillette délicatement. Elle le pose sur le socle, entre les pieds de la statue. Elle se retourne alors, s’apprête à partir, hésite. Mais ses épaules s’affaissent, elle reprend le carnet et le glisse à nouveau contre son cœur.
Elle sort.
02 mai 2023
Par Manon Lelièvre
Retourner à Valparaiso
02 mai 2023
Par Timon Musy
(Cette tentative essaye de travailler le discours du personnage de Violeta, et pourrait à la fois servir de fin alternative ou s’intégrer en fragments plus tôt dans la pièce.)
Violeta :
Il faut retourner à Valparaiso. Valparaiso c’est joli, il y a les murs et les fleurs, les ascenseurs roulent toujours. C’est une ville de poètes, Valparaiso, couchée en plis sur la colline. Les étudiants étaient tous un peu poètes à cette époque-là, sinon ils l’auraient brûlé, ce journal… ou ils seraient restés chez eux. Mais maintenant Valparaiso, c’est plus calme, il faut y retourner… J’aimerais y retourner. Maintenant je vis ici, ça fait longtemps, les gens sont aussi un peu poètes parfois, pas tous, et pas de la même poésie non plus. Vous savez, on me dit souvent que j’ai le même nom que Violeta Parra, la chanteuse de Gracias a la vida. Elle aussi elle a vécu en Suisse, mais elle en est repartie. Plus poète que l’amour, peut-être. Des jours, vivre ici c’est añoranza, mais Valparaiso c’est añoranza aussi. Il faut retourner à Valparaiso mais Valparaiso c’est loin. Ils ont dû repeindre les murs, les poètes, je pense. Ils sont encore là-bas tous. Ils ont les mots, eux. Ce poème que je vous ai montré, c’est d’un poète de là-bas, moi je ne peux que le lire ici. Le papier est tout jaune maintenant.
Karim (qui a pris la place d’Alice derrière la petite table) :
On m’a montré une photo de ce poète une fois, elle était jaunie elle aussi. (Le personnage de Karim n’est pas supposé l’avoir vu, mais le comédien était présent dans l’espace au moment du cours de Scott Bloom.)
Violeta :
Les poètes aussi ont les dents jaunes. (Rires) Le jaune c’est la couleur de l’or et des couronnes, c’est sans doutes pour cela que c’est aussi la couleur du passé. Valparaiso, à l’époque, c’étaient des couleurs, Pinochet en photo c’est jaune, ou gris. C’est terrible pour un poète d’être si étroitement lié à la dictature. Un poète de Valparaiso, c’est un enfant des lumières et de la côte pacifique. Il faut retourner à Valparaiso, aujourd’hui ce n’est plus sépia, c’est solaire. Mon fils m’a trouvé une nouvelle photo de Valparaiso en couleur l’année dernière, c’est beau. La seule que j’avais pendant des années était aussi une vieillerie jaunie, ma Valparaiso au passé. Maintenant je respire à nouveau. Pinochet est parti, un jour je demanderai à mon fils de porter des bouquets sur la tombe des poètes des photos jaunes ou grises, les remettre en couleur.
(Sons de musique chilienne à bas volume)
Ce Martinez à la Croix-Rouge que vous avez trouvé, il a l’air sympathique, il écrit de beaux poèmes lui aussi. Et la Croix-Rouge… il doit être gentil. C’est bien de votre part de le mettre dans votre pièce, de ne pas l’oublier. Le pauvre, il doit se sentir bizarre. C’est surprenant qu’il ne soit jamais allé au Chili. Avec ses poèmes je l’aurais bien imaginé manifester à Santiago avec les autres, cet autre poète.
Fabien :
C’est pourtant le même !
Violeta :
Je ne sais pas, ce sont ses mots, mais tous ceux qui les ont connus se les sont réappropriés. Ni Martinez ni Martinez en fait. C’est une manchette de journal, c’est un cri, c’est le retour des fleurs, ce sont des mots vous savez. Il leur en a fait don malgré lui. Il leur. Donné un voyage vers l’ailleurs et à moi il me ramène encore mon pays.
Karim :
Qui ?
Violeta :
Martinez… Je ne sais plus ce que je disais, je ne sais plus où je voulais en venir. C’est loin les souvenirs, Genève, la Sorbonne, Pinochet. Qu’est-ce que je racontais déjà ?
Karim :
Vous clôturiez notre spectacle. (Fin des sons de musique chilienne)
Violeta (Lent fade out):
Ah oui, c’est ça ! Je disais qu’il faut retourner à Valparaiso. Valparaiso c’est joli, il y a les murs, les fleurs, les ascenseurs qui roulent de haut en bas. Ils semblent toujours ne faire que monter. C’est une ville de poètes, Valparaiso, couchée en plis sur les collines, les étudiants étaient tous un peu poète à cette époque-là, les étudiants plus âgés aussi. Ils me manquent. Il faut y retourner à Valparaiso. Vous savez, il paraît que j’ai le même prénom que Violeta Parra, la chanteuse de Gracias a la vida. Elle aussi elle a vécu au Chili, peut-être à Valparaiso si ça se trouve, puis elle est partie. Trop poète pour rester peut-être. Ne pas être là-bas, c’est añoranza, y vivre des jours c’est añoranza. Être un poète c’est beau, c’est pour ça qu’il faut retourner, toujours, à Valparaiso.
02 mai 2023
Par Timon Musy
Bord de scène
02 mai 2023
Par Théo Krebs
Tous les poètes habitent Valparaiso / Texte de Carine Corajoud / Conception et mise en scène par Dorian Rossel / Cie Super Trop Top / La Grange (Lausanne) / du 07 au 12 mars 2023 / Plus d’infos.
Aurélie. – Et comment finit la pièce ?
Jean-Louis (le faux). – La pièce finit comme ça.
Aurélie quitte Jean-Louis et reprend sa place sous la chaise où elle dialoguait avec Violetta. La lumière baisse et la voix de la Chilienne retentit.
Violetta. – Oui, oui, Valparaiso était une ville parfaite pour les poètes avec ses vieux ascenseurs et toutes ses couleurs. Oui, je crois que c’était facile de devenir poète à Valparaiso.
La lumière tombe doucement sur le plateau, les applaudissements retentissent dans la salle. Alors que le public s’apprête à descendre, entre le metteur en scène.
Le metteur en scène. – Voilà, je vous remercie pour tous vos applaudissements, mais je vous invite à rester encore un moment pour un bord de scène, car nous avons ce soir le plaisir d’avoir avec nous le vrai Jean-Louis ! Et puis, si cela ne vous intéresse pas, n’hésitez pas à vous en aller, on ne va pas vous obliger à rester.
Le public continue à sortir, mais certains spectateurs restent pour assister au bord de scène. Le metteur en scène attend seul et Jean-Louis n’arrive toujours pas.
Premier Spectateur. – S’il met si longtemps à venir, je ne sais pas si on a bien fait de rester.
La Spectatrice. – Imagine qu’il ne vienne pas et que cela fait encore partie du spectacle.
Premier Spectateur. – Dans ce cas, je dirais qu’ils auraient mieux fait de finir à la scène d’avant, tout simplement, parce que là, ça commence à devenir long.
La scénographe (rôle muet) et la dramaturge entrent et se placent aux côtés du metteur en scène.
Le metteur en scène. – Voilà, alors Jean-Louis met un peu de temps à arriver, mais je peux d’ores et déjà vous présenter Carine qui s’est occupée de l’écriture, et de la mise en dialogue de notre texte ainsi que Delphine qui s’est occupée de… (il hésite) de la mise en scène. Oui, je crois qu’on peut dire ça.
Pendant que le metteur en scène parle, le Jean-Louis en question entre à son tour.
Le metteur en scène. – Et puis, les comédiens ne vont pas tarder, ils se changent seulement, boivent un peu d’eau, et caetera, vous vous doutez que ce qu’ils viennent de faire était fatiguant. (Il aperçoit Jean-Louis.) Ah ! Et voilà Jean-Louis ! Comment vas-tu ?
Jean-Louis ne répondra pas. Dès que le metteur en scène termine sa phrase, des applaudissements retentissent. Jean-Louis effectue quelques petits saluts avant de mimer des gestes de gêne.
Jean-Louis. – Non, non, arrêtez, je ne mérite pas tous ces applaudissements. Moi je n’y suis pour rien, j’ai seulement vécu ma vie. Et il se trouve que, par chance, il y avait de quoi en faire une pièce de théâtre. Mais réservez vos applaudissements aux comédiens et à l’équipe artistique.
Il lance lui-même les applaudissements, suivi par le public.
Le metteur en scène. – Bon, eh bien, je vous propose de vous laisser parler. Peut-être, tout simplement, en vous laissant la parole. Je ne sais pas si vous avez des questions ?
Premier spectateur. – Vous êtes vraiment le vrai Jean-Louis ?
Jean-Louis. – Évidemment. Et toute la pièce est inspirée de ma vie. Je suis moi-même allé au Chili, j’ai rencontré la veuve de Juan Luis Martinez – le chilien – j’ai également rencontré sa fille, et… je ne sais pas si on peut le dire…
Le metteur en scène. – Oui, vas-y seulement.
Jean-Louis. – Bon, voilà, on ne l’a pas mis dans la pièce parce qu’on s’est dit que c’était un peu trop gros, mais quand je suis allé au Chili rencontrer la famille de Juan Luis, au moment de partir, j’étais avec sa fille, je suis rentré dans le métro et alors que les portes se fermaient entre elle et moi, elle m’a dit : « Adieu papa ». Bon alors, on ne l’a pas mis, parce que oh, ah, hein, bon !
La spectatrice. – Et comment avez-vous entendu parler de cette folle histoire ?
Jean-Louis. – En fait, je ne suis pas le seul personnage… la seule personne… enfin, vous comprenez que c’est compliqué… disons que le personnage de Jean-Louis n’est pas le seul personnage inspiré par de véritables personnes, et c’est la personne qui a inspiré le personnage de Scott Bloom qui m’a contacté, comme dans la pièce… Cette histoire est tout de même une histoire assez folle, avec encore bien des points d’ombres, même après avoir rencontré la famille de ce Juan Luis.
Deuxième spectateur. – Moi je voulais avant tout vous féliciter, c’était vraiment très bien comme pièce, vraiment très intéressant, et je me posais une question sur… comment dire, excusez-moi, j’essaie d’organiser mes idées en parlant. Oui, voilà, on sait que Juan Luis Martinez est un poète très exigeant, très expérimental, on a par exemple retrouvé un de ses recueils de poèmes plein de collages de différentes œuvres qui n’étaient pas les siennes, dans une sorte d’interrogation constante sur la place de l’auteur et sur son identité, d’ailleurs, je trouve que vous rendez vraiment très bien compte de ce prisme dans la pièce, et voilà, je me posais une question, notamment par rapport à l’enregistrement que vous présentez dans la pièce qui a l’air d’être un véritable témoignage d’une Chilienne sous le régime de Pinochet, et je trouvais un peu bizarre que ce grand poète exigeant qu’est Juan Luis Martinez ait été comme ça mobilisé lors des révoltes chiliennes. Alors voilà, je me demandais quelle était la réaction des personnes que vous avez pu interroger quand vous leur parliez de ce poème.
Le metteur en scène. – Il faut dire qu’on a peut-être un peu exagéré l’importance de ce poète.
La dramaturge. – Pour être honnête, beaucoup des Chiliens et Chiliennes que l’on a pu interroger pour préparer la pièce n’avaient jamais entendu parler de ce poète, et…
Le comédien et la comédienne reviennent sur scène. Le Deuxième spectateur coupe la dramaturge.
Deuxième spectateur. – Et je me posais une autre question. Sur votre méthode de travail. C’est-à-dire, est-ce que vous travailliez à partir d’improvisation, est-ce c’est une sorte d’écriture collective, de plateau, ou… ?
Jean-Louis. – et bien, déjà, ils travaillaient à partir de ma vie…
Le metteur en scène, le coupant. – que l’on a mis en chaîne et qu’on a organisée, si je puis dire. C’est un peu à ça que sert le théâtre, pas vrai ? La vie c’est un grand flou – et c’est vrai que le début de la pièce rend un peu cette impression également – mais au théâtre, on organise au moins un tout petit peu. On a essayé d’organiser un peu ce grand fatras. Et peut-être, je l’espère, peut-être a-t-on réussi un tant soit peu à lever ce grand voile de brouillard qui trainait sur notre histoire et qu’on a mis des petites cases ici et là.
La spectatrice (au Premier spectateur). – Il n’a pas répondu…
La dramaturge. – Et pour répondre un peu plus clairement à votre question, on est arrivés, avec Dorian, aux répétitions, avec déjà des scènes écrites et un grand squelette, mais on a également fait beaucoup de recherche avec les comédiens et comédiennes.
La comédienne. – Par exemple, on a improvisé beaucoup de scènes entre Scott et sa directrice de thèse, mais finalement, on n’en a presque rien gardé.
Le comédien. – Il y a encore des questions, ou on va boire des coups ?
Le troisième spectateur s’apprête à poser une nouvelle question, mais est coupé par le comédien.
Le comédien. – Pas de réponse ? Très bien ! Dans ce cas, on va boire des coups !
02 mai 2023
Par Théo Krebs