© Anoush Abrar
Dans le cadre de l’opération Inédits textes dramatiques, en collaboration avec le journal Le Courrier.
Entretien réalisé le 09 décembre 2022 chez « Gigi », en face de la Comédie de Genève, autour du texte de la pièce L’Autre / écriture Mélanie Chappuis
Par Julie Fievez
Julie Fievez, pour l’Atelier critique : Je voulais tout d’abord revenir sur ton parcours. Ta dernière pièce, L’ Autre, partage des thématiques communes avec ta pièce Femmes amoureuses jouée en 2017. Est-ce que l’amour et les femmes sont pour toi des thèmes particulièrement riches à explorer ?
Mélanie Chappuis : J’ai l’impression qu’il y a plusieurs thèmes qui ressortent : les femmes, l’amour, le déracinement aussi. Cette façon désespérée d’aimer, qu’on peut retrouver dans Femmes amoureuses, c’est peut-être aussi lié à mon propre déracinement, à ce besoin d’appartenir et de croire qu’on va s’enraciner à l’autre. Je me suis souvent sentie assez flottante, de par mon parcours d’enfant de diplomate. J’ai passé mon enfance à devoir quitter des pays : à chaque fois que j’avais l’impression d’appartenir à un lieu, c’était le moment de partir. Cela m’a rendue plus vulnérable, plus sensible aussi : avec une soif plus grande de pouvoir m’inscrire, si ce n’est quelque part, avec ou dans quelqu’un. J’ai attaché beaucoup d’importance, pas seulement à l’amour, mais aussi aux relations amicales : j’ai besoin d’amitié ou d’amour très solide. Un besoin d’absolu qui est peut-être lié à ce déracinement, donc oui, mes thèmes de prédilection sont les femmes, l’amour, le déracinement. Si on creuse, ça va ensemble.
J.F. : Est-ce que ce n’est pas difficile en tant qu’autrice de faire des romans/ du théâtre sur l’amour ? Comment arrives-tu à réactualiser ce sujet pour ne pas tomber dans les « romans de gare » dont se moque le personnage d’Alessandra ?
M.C. : Le premier roman que j’ai écrit, Frida, parlait des errements amoureux d’une jeune trentenaire, qui étaient les miens. C’était très autobiographique : j’aimais deux hommes. J’avais honte de moi parce que je n’arrivais pas à choisir. C’était une période éprouvante. J’avais toujours voulu écrire un roman mais c’est là que c’est sorti. Sous la forme, d’abord, d’un journal intime, puis je l’ai structuré et je me suis rendu compte que ça pouvait faire un roman. J’ai eu beaucoup de chance parce que le premier éditeur auquel je l’ai envoyé a tout de suite choisi de le publier.
Je me suis dit, à ce moment-là, que c’était bon : j’avais traité l’amour et j’allais maintenant traiter de l’amitié, l’exil, le froid, que sais-je. Mais je reviens toujours à ce thème. Ce n’est pas exactement un choix. Je fais un chemin, je tourne autour mais je ne boucle pas la boucle. Je vais toujours chercher autre chose, une autre approche, dans ce thème que j’ai déjà traité.
J.F. : J’ai l’impression qu’il y a une similarité dans ton écriture romanesque et théâtrale, une écriture qui donne une voix à l’autre, qui ne tente pas de lisser mais plutôt de donner telles quelles des histoires de vie. Est-ce que c’est quelque chose que tu cherches à faire, de créer, par la littérature, un dialogue entre différentes expériences vécues ?
M.C. : Oui, c’est vraiment l’idée. Je me suis rendu compte que ce que je vivais, on était plein à le vivre. J’ai besoin de partager mon vécu et le vécu des autres. J’ai la chance d’avoir des gens qui se sont confiés à moi. Aussi, je suis très sensible, presque poreuse, généralement attentive et je peux, grâce à l’écoute et à la documentation, saisir – ou penser saisir – une réalité.
Dans mon métier de journaliste, j’aime faire passer les émotions, raconter les histoires autours des faits. Si on écoute juste un flash info, ça ne va pas nous toucher de la même façon que quand on raconte des histoires. Pour moi, ce sont donc deux métiers très similaires. Que ce soit quand je parle de moi ou des autres, c’est la même démarche. Il s’agit de faire entendre des voix pour tendre la main. C’est un besoin de communion, un peu idéaliste peut-être. Mais je suis sûre que si on s’écoute on peut tous voir à quel point on se ressemble et se tirer vers le haut.
J.F. : Dans L’ Autre, on retrouve deux portraits de femmes que j’imagine d’abord dos à dos. Tout les oppose, elles sont « l’Autre ». Petit à petit, selon moi, elles se retrouvent face à face, l’autre est en quelque sorte un miroir déformant d’elles-mêmes. Est-ce qu’il y a eu pour toi une sorte de révélation similaire dans ton rapport à la féminité ?
M.C. : Je suis quelqu’un de très sanguine mais quand j’écris, je prends toujours le temps de me mettre à la place des gens et ça me réconcilie avec eux. Je pense qu’on se ressemble tous : il y a un fond commun qui est toujours là.
Ces deux femmes se ressemblent mais elles ont une histoire différente. J’aimais bien traiter ce sujet avec de la tendresse. Elles sont très ambivalentes, elles se détestent mais en même temps, elles se rendent compte qu’elles s’apprécient. Et puis, elles sont curieuses l’une de l’autre. Il y a de la beauté dans les rapports entre ces deux femmes. J’ai aimé aller à la recherche de la beauté qu’il pouvait y avoir, de la complicité, de la sororité. Je ne voulais pas faire quelque chose qui ressemble à un vaudeville, dans lequel deux femmes se crêpent le chignon. C’est le pire, une vision tellement réductrice.
J.F. : Ce que j’ai particulièrement aimé, c’est qu’au fur et à mesure elles se découvrent elles-mêmes : avec les choix qu’elles ont fait, ce qui leur manque. Ce qu’elles racontent, ce sont les choix et la vie de beaucoup de femmes. C’est pourquoi la pièce touche à des questions plus larges que leurs vies à elles. Elle vient questionner ce que deviennent les femmes dans le mariage ou dans les relations de couples hétérosexuelles.
M.C. : Oui, c’est au-delà de l’épouse et de la maitresse. C’est la condition féminine dans le couple, quel que soit le couple. Ce dernier est vraiment à réinventer : pour une jeune fille qui n’est ni épouse ni maitresse, il s’agit de réussir à sortir de ces pièges. Il faut que ce ne soit plus l’un ou l’autre mais vraiment quelque chose d’autre. Dans la pièce, toutes les deux sont dans une forme d’esclavage. Alors, si ça peut donner envie aux femmes de sortir de ça, plus largement, … Pas seulement aux épouses ou aux maitresses, mais aux femmes en général.
J.F. : L’ Autre semble être ce mari et pourtant on ne le voit jamais. Est-ce un choix assumé en opposition au male gaze ? Que penses-tu d’un féminisme en non-mixité choisie ? Est-ce une nécessité selon toi ou cela renforce-t-il un clivage ?
M.C. : J’entends les arguments de celles qui ne voulaient pas que les hommes viennent manifester leur soutien le 14 juin [ndr : grève féministe]. J’entends ces femmes qui veulent se réunir entre elles sans hommes. Mais je reste persuadée qu’il faut qu’on avance ensemble et que plus on exclut les uns ou les autres, plus il y a des haines qui se cristallisent et des incompréhensions, parfois dues au sentiment d’être mis de côté. Je considère que le féminisme est un humanisme, et il faut qu’on soit ensemble.
C’est vrai, en l’occurrence, que dans ma pièce l’homme est figurant : j’avais envie qu’elles se rendent compte qu’il n’était pas à la hauteur des sacrifices de l’une et des attentes de l’autre. Mais je continue à aimer les hommes et les histoires d’amour ou d’amitié que l’on peut vivre ensemble. Seulement, je pense qu’il y a quelque chose qui dysfonctionne dans le mariage, le couple, tel qu’on l’a appris, et qu’on doit le dépasser. Ça prend énormément de temps – beaucoup plus de temps que ce qu’on le croit.
J.F. : En même temps j’ai l’impression que si un homme, le mari imaginons, arrivait au milieu de la conversation, elles n’auraient pas eu, elles ne seraient pas arrivées à cet instant où elles se dévoilent. En ce sens-là, ne serait-il pas nécessaire, à un certain moment, de passer par des espace safe ?
M.C. : Oui, lors des « soirées copines » on n’a pas envie qu’il y ait des mecs. C’est déjà ce que tu décris : simplement on ne le politise pas. Effectivement, parfois on a besoin de se retrouver entre femmes ou entre hommes, entre nous, qui peut être simplement vouloir dire entre amis très proches, peu importe le genre. Je ne sais pas. Parfois on a besoin de se retrouver entre nous. C’est sain, à condition que ce ne soit pas contre l’autre mais pour se dire des choses, et intégrer l’autre dans un deuxième temps.
J.F. : Penses-tu qu’il y a une nécessité dans la littérature de créer des espace safe pour contrer une réalité oppressante ? La littérature a-t-elle alors ce pouvoir d’influer sur la réalité ?
M.C. : Il y a des auteurs qui sont des amis au même titre que nos amis. La littérature c’est un remède contre la solitude, la bêtise, ou du moins, l’ignorance : elle nous ouvre à des sujets, à des cultures éloignées. Bien sûre, elle aide à faire des pas de géant.
J.F. : Il y a un certain enjeu, selon moi, à écrire sur l’amour aujourd’hui. Il faut le réinventer, le questionner et l’apprendre. Quelle place a ton écriture dans ce processus et penses-tu qu’elle joue un rôle d’enseignement ?
M.C. : Non, enseignement, c’est beaucoup. Mais je sais que partager des choses, ça peut avoir un effet immense et très beau. A chaque fois que j’écris, je me pose la question de savoir si cela ne concerne que moi ou si d’autres femmes vont se reconnaitre. Parfois, je dis des choses qui ne sont pas du tout glorieuses pour moi : il y a une impudeur à écrire. Mais j’ai l’impression qu’elle est nécessaire, qu’elle va faire du bien aux gens. Pas seulement à moi évidemment, mais aussi à moi, parce qu’il y a des femmes qui vont se reconnaitre. Au début, quand j’écrivais, je pensais que j’allais toucher des femmes comme moi, d’abord de 30 ans, puis de 40 ans : que je toucherais mon genre de femmes. Quand tu te rends compte que ça dépasse ça, que des hommes, ou des femmes beaucoup plus jeunes, beaucoup plus âgées, avec des vies et des histoires en apparence très différentes peuvent dire « c’est tout à fait moi », c’est le plus beau cadeau. Tout ce qui va dans le sens du partage, c’est important. Le partage me suffit.