Par Théo Krebs
Une critique sur le spectacle :
Camille / Création, direction artistique et performance Sarah Bucher / La Grange (Lausanne) / Du 11 au 13 mai 2023 / Plus d’infos.
Pas de décors : le plateau est nu ; pas de mots : un habillage sonore répétitif et minimaliste ; une lumière simple et constante. Rien qu’un corps au centre d’une scène. Hommage à une jeune fille bègue qui a trouvé le courage de se battre, Camille est une expérience sensorielle qui tente de traduire corporellement cette souffrance. Le seul élément sur lequel s’appuyer tout au long de la pièce est le corps de la danseuse et chorégraphe Sarah Bucher, enfermé dans des mouvements simples et répétitifs. Ce n’est pas la parole qui est bègue ici : c’est le corps.
Au centre de la scène, un carré de lumière découpe au sol une prison scénographique. Un incessant et oppressant son de métronome crée un effet de prison sonore. Sarah Bucher entre, comme poussée sur le plateau contre sa volonté. Sa respiration et son corps se bloquent en face de nous. Ses yeux passent en revue chaque personne du public et lentement, très lentement, elle commence à bouger au rythme du tintement métallique et régulier du métronome. D’abord, ce sont les bras qui se meuvent, bientôt suivis par les pieds, dans des arcs qui se font de plus en plus grands, mais qui ne parviennent jamais à trouver une réelle ampleur.
La feuille de salle laisse entendre que la performance illustre la libération du bégaiement par la danse. Mais ce que l’on perçoit plutôt, c’est la représentation du handicap lui-même, par la danse et le mouvement. La parole devient corps, les mots deviennent mouvements. Et comme la bègue butte sur les mots, la danseuse butte sur les mouvements, obligée de les répéter encore et encore sans pouvoir les terminer, comme enfermée dans une phrase interminable.
Jamais ce corps ne se libère des tacs du métronome qui lui dictent son rythme. Jamais la jeune femme n’agit contre cet ordre sonore. Si, soudain, elle peut se reposer, c’est seulement parce que, pendant quelques secondes, la machine a cessé. Mais elle repart vite – trop vite – et le corps doit recommencer à bouger. Lorsque, par fatigue et essoufflement, elle essaie de se rebeller contre ce tyran auditif, le métronome se fait plus pressant et augmente soudain son tempo. Alors elle reprend sa phrase corporelle et les gestes continuent de se répéter encore et encore et encore.
Quand la lassitude de la répétition s’installe chez le public, l’attention se déplace. Il n’est plus question d’essayer de comprendre ce qui se déroule sous nos yeux où d’admirer le rythme des pas de Sarah Bucher. C’est sur d’autres détails que se posent nos yeux. Les plis du tissu qui se froisse et se défroisse à chaque geste ; la transpiration qui s’écoule et imbibe un peu plus les vêtements à chaque réitération ; les muscles des joues, complètement détendues, qui suivent les impulsions du corps ; le souffle et les cris, trop discrets, alors même qu’ils ajoutent un peu d’âme à ces gestes mécaniques. Les spectateurs s’échappent alors quelques secondes. Mais ils sont presque aussitôt rattrapés par la danseuse qui commence une nouvelle série de mouvements et nous ramène à ce qu’elle fait plutôt qu’à ce qu’elle est.
Esclaves de ce tintement mécanique qui ne s’arrête jamais, nous sommes comme bloqués avec elle. Enfin, après quarante interminables minutes, ce corps se détend – inexplicablement, car il n’y a pas de conclusion à la performance. Le métronome ne s’est pas encore arrêté et la phrase corporelle ne semble pas avoir été achevée ni avortée : elle s’arrête seulement, sans que l’on ressente d’impulsion interne à cet arrêt. Mais Sarah Bucher relève la tête, et les applaudissements se font entendre. Si ce corps est libéré, nous, public, le sommes encore davantage, soulagés.