La Pomme empoisonnée
Écriture et mise en scène Julie Annen / Le Petit Théâtre Lausanne / du 26 avril au 14 mai 2023 / critique par Sylvain Grangier et Théo Krebs .
Filtre d’amour
29 avril 2023
Par Sylvain Grangier
Avec un clin d’œil à Blanche-Neige, Julie Annen évoque le vivre ensemble d’une famille recomposée. De l’intégration au conte d’une expérience personnelle et d’un travail documentaire effectué en amont, il résulte une alchimie délicate, un spectacle intelligent et touchant sur les relations entre belle-mère et belle-fille.
Conte d’effet
Les parents de Blanche (Ninon Perez), le roi et la reine, ont divorcé. Le roi a une nouvelle amoureuse, M (Diana Fontannaz), qui devient de fait la belle-mère de Blanche. La marâtre, comme on dit dans les contes de fées, où le terme évoque la sorcière. « Mais non, la belle-mère n’est pas méchante ! », annoncent d’emblée les comédiennes en chœur. Car si le spectacle utilise certains codes du conte de fées, en prenant la royauté comme métaphore de la sphère familiale notamment, c’est pour déconstruire ce cliché tenace. C’est aussi et surtout pour raconter la relation entre belle-fille et belle-mère, avec tout ce que cela comporte de doutes, de colères, de tendresse. Mais l’originalité tient ici au fait que, contrairement au récit de Blanche-Neige, le point de vue est surtout celui de la belle-mère.
Sur la scène, une longue table et des chaises rappellent le palais royal. Avec ce simple mobilier qui représente le cœur du foyer, toutes les autres pièces sont évoquées, comme autant d’alcôves du théâtre intime de de Blanche et M., la table servant aussi bien de lit que de sol de salle de bain. Au début tout va bien, elles s’adorent, mues par une sincère bonne volonté. Mais peu à peu à peu, le poids du quotidien vient peser sur leur relation. M apprend le métier de mère, avec les charges mentale et émotionnelle qui lui sont liées, et la non-reconnaissance de ce travail : le goûter, les devoirs, la lecture, les jeux, la douche, la cuisine, le coucher. A la fin de la journée, elle est « lessivée-délivrée ». Cette répétitivité est traduite par une rengaine chorégraphiée que les deux comédiennes performent comme une formule rituelle de contes de fées. Pour Blanche, la difficulté est de trouver sa place au milieu d’un triangle formé par son père, sa mère et sa belle-mère. Toutes les deux sont tiraillées entre un amour sincère et l’épuisement ou la jalousie, qui va jusqu’à la rancœur. L’action alterne entre dialogues incarnés par les comédiennes et monologues à la première personne adressés au public, ce qui donne accès aux non-dits et aux émotions de chacune. Heureusement tout se finit dans la tendresse, dans une étreinte touchante.
Miroir, dis-moi le réel
Si l’histoire qui est montrée paraît si vraie, c’est qu’elle vient au départ de l’expérience propre de Julie Annen, qui a vécu ce type de relation, dans le rôle de la belle-mère. Avec l’aide de sa belle-fille, elles ont mené une enquête auprès de leurs proches qui étaient dans la même situation. Cette démarche documentaire se retrouve dans la forme du spectacle. Ce dernier s’ouvre et se conclut sur des enregistrements d’enfants effectués dans des classes, diffusant leurs points de vue sur cette thématique. Sur le plateau, une caméra retransmet des images du spectacle en direct dans… un miroir magique ! Quel meilleur symbole de l’alliance du conte et du documentaire que le miroir ? L’effet fonctionne à merveille et donne lieu à des images fortes, magiques – le câlin final notamment. Mais outre l’effet produit, la présence de la caméra symbolise cette volonté d’observation, d’enquête à l’origine même du spectacle. À plusieurs moments, les comédiennes manipulent la caméra, la déplacent, refont le cadrage, le tout à vue et à haute voix, montrant la fabrique du spectacle. Elles se filment comme si elles réalisaient un documentaire consacré aux émotions suscitées par leur relation. En plus d’assumer pleinement qu’on est au théâtre, ces moments sont des respirations qui laissent aux parents et aux enfants le temps de discuter de la séquence précédente.
De cette fine synergie entre le conte et travail documentaire résulte un spectacle intelligent, qui ne prend pas les enfants pour des idiots. Cela se retrouve dans l’écriture, dans le choix d’un lexique par moment élaboré. L’humour est également un élément essentiel, qu’il soit plutôt destiné aux enfants avec des répliques du type « Miroir, suis-je belle comme une poubelle ? », ou plutôt destiné aux adultes avec des instants de complicité sur le rôle de mère. Et c’est à mon sens le signe d’un spectacle familial réussi, celui où tant les enfants que les adultes y trouvent leur compte … et leur conte.
29 avril 2023
Par Sylvain Grangier
Universalité du conte et du quotidien
02 mai 2023
Par Théo Krebs
Julie Annen n’en est pas à son coup d’essai. L’autrice et metteuse en scène genevoise a déjà à plusieurs reprises modernisé et adapté des contes pour la scène et pour le jeune public en y insufflant des petits bouts de son quotidien. C’était le cas par exemple avec La petite fille aux allumettes en 2014 où elle avait ajouté au conte d’Andersen une part de ses expériences vécues. Force est de constater qu’une fois encore, c’est une réussite avec La pomme empoisonnée dont le titre rappelle le conte de Blanche-Neige. Création pour les enfants et leurs parents, elle ravira grâce à la force comique des deux comédiennes et des situations ; et pourra émouvoir par sa poésie et l’écho que trouvera en nous le texte.
Si certains des enfants avouaient, à la fin du spectacle, ne pas avoir tout compris à cette histoire d’amour à la fois si spéciale et si commune entre une petite fille, Blanche, et sa belle-mère, M (pour marâtre), cela ne les a pas empêchés de rire de bon cœur : un chant à tue-tête sous une douche illusoire, le passage de la moustache du père d’une comédienne à l’autre ou les différents stratagèmes de M pour que Blanche fasse ses devoirs auront su faire mouche.
L’efficacité du spectacle doit beaucoup à ses deux comédiennes, Nina Perez et Diana Fontannaz, qui livrent une interprétation énergique et frontale sur une scène peu chargée. Le spectacle s’ouvre par une voix off qui retentit sur le plateau plongé presque entièrement dans le noir. On n’y voit que la pomme du conte semblant flotter tandis que la voix narre un conte qui évoque celui de Blanche neige à des enfants qui s’interrogent : d’où vient cette curieuse idée de vouloir tuer sa belle-fille ? La lumière se fait sur le plateau. On n’y voit qu’une très longue table, qui à l’occasion fera aussi office de baignoire ou de lit ; trois chaises ; un miroir et une caméra. C’est dans ce décor épuré qu’apparaissent les deux comédiennes, narratrices à deux bustes mais à une voix, qui racontent l’histoire de Blanche et de M avant de se séparer pour les incarner.
Tout est fait pour mettre en avant le travail des actrices. Parfois debout, elles incarnent les personnages en situation et miment une commode ou du linge sale, bruitent la sonnerie du téléphone ; parfois assises, elles racontent l’histoire de M et de Blanche à la deuxième personne. A plusieurs reprises, entre deux scènes, elles sortent de leurs rôles respectifs pour entrer, de façon métathéâtrale, dans un rôle de comédiennes sur scène, chantonnant et préparant le plateau pour la scène suivante.
Surgit alors un curieux sentiment de réel, décuplé lorsqu’on apprend que Julie Annen s’est inspirée de sa propre expérience. Des commentaires d’élèves vaudois.e.s et valaisan.ne.s au sujet de l’intrigue de la pièce et du conte, que l’on entend en ouverture et fermeture du spectacle, enregistrés sur le vif avec le bruit du monde autour, créent un effet de théâtralité du réel ou de réalité du théâtre où les différentes strates de narration et de réalité se superposent et s’accumulent. La caméra sur scène filme les comédiennes et les projette sur un écran, nous ramenant à notre place dans le public, face à un spectacle, et le dispositif entre en écho avec le propos de la pièce. En effet, la concurrence entre les deux personnages dans la vie du « roi-père » se traduit par le choix scénographique de mettre en concurrence les comédiennes pour capter l’attention des spectateurs dans l’espace scénique. Le miroir magique du conte d’origine devient, sur scène, un écran qui diffuse le visage du personnage qui nous tourne le dos, tandis que l’autre se fait narratrice de sa propre vie.
En effet, si, dans le conte de Blanche-Neige, la belle-mère en vient à empoisonner la pomme, c’est peut-être que, comme dans l’intrigue de la pièce, il y a rivalité entre ces deux femmes dans la vie d’un même homme, père et compagnon absent à cause du travail. Absent dans l’intrigue, mais également sur la scène, où il n’a pas droit à une incarnation propre : les deux comédiennes le figurent tour à tour en mettant un doigt au-dessus de leur bouche.
Les échos au texte de Blanche-Neige et le choix d’incorporer à la pièce des moments de narration mêlent, dans l’intrigue et dans le dispositif, le conte et la réalité contemporaine. Le château de la princesse devient l’appartement de Blanche et de son père tandis que le conte d’origine se fond dans cette histoire du quotidien. Le conte est réalité et la réalité est théâtre. Heureusement, nous sommes dans la vraie vie, et dans la vraie vie, « il n’y a pas de pomme empoisonnée ». Heureusement, nous sommes dans un conte, et « les contes finissent toujours bien ». La belle-mère et la belle-fille se réunissent finalement dans ce miroir – et au milieu du plateau.
02 mai 2023
Par Théo Krebs