Par Sylvain Grangier
Une critique sur le spectacle :
La Pomme empoisonnée / Écriture et mise en scène Julie Annen / Le Petit Théâtre Lausanne / du 26 avril au 14 mai 2023 / Plus d’infos.
Avec un clin d’œil à Blanche-Neige, Julie Annen évoque le vivre ensemble d’une famille recomposée. De l’intégration au conte d’une expérience personnelle et d’un travail documentaire effectué en amont, il résulte une alchimie délicate, un spectacle intelligent et touchant sur les relations entre belle-mère et belle-fille.
Conte d’effet
Les parents de Blanche (Ninon Perez), le roi et la reine, ont divorcé. Le roi a une nouvelle amoureuse, M (Diana Fontannaz), qui devient de fait la belle-mère de Blanche. La marâtre, comme on dit dans les contes de fées, où le terme évoque la sorcière. « Mais non, la belle-mère n’est pas méchante ! », annoncent d’emblée les comédiennes en chœur. Car si le spectacle utilise certains codes du conte de fées, en prenant la royauté comme métaphore de la sphère familiale notamment, c’est pour déconstruire ce cliché tenace. C’est aussi et surtout pour raconter la relation entre belle-fille et belle-mère, avec tout ce que cela comporte de doutes, de colères, de tendresse. Mais l’originalité tient ici au fait que, contrairement au récit de Blanche-Neige, le point de vue est surtout celui de la belle-mère.
Sur la scène, une longue table et des chaises rappellent le palais royal. Avec ce simple mobilier qui représente le cœur du foyer, toutes les autres pièces sont évoquées, comme autant d’alcôves du théâtre intime de de Blanche et M., la table servant aussi bien de lit que de sol de salle de bain. Au début tout va bien, elles s’adorent, mues par une sincère bonne volonté. Mais peu à peu à peu, le poids du quotidien vient peser sur leur relation. M apprend le métier de mère, avec les charges mentale et émotionnelle qui lui sont liées, et la non-reconnaissance de ce travail : le goûter, les devoirs, la lecture, les jeux, la douche, la cuisine, le coucher. A la fin de la journée, elle est « lessivée-délivrée ». Cette répétitivité est traduite par une rengaine chorégraphiée que les deux comédiennes performent comme une formule rituelle de contes de fées. Pour Blanche, la difficulté est de trouver sa place au milieu d’un triangle formé par son père, sa mère et sa belle-mère. Toutes les deux sont tiraillées entre un amour sincère et l’épuisement ou la jalousie, qui va jusqu’à la rancœur. L’action alterne entre dialogues incarnés par les comédiennes et monologues à la première personne adressés au public, ce qui donne accès aux non-dits et aux émotions de chacune. Heureusement tout se finit dans la tendresse, dans une étreinte touchante.
Miroir, dis-moi le réel
Si l’histoire qui est montrée paraît si vraie, c’est qu’elle vient au départ de l’expérience propre de Julie Annen, qui a vécu ce type de relation, dans le rôle de la belle-mère. Avec l’aide de sa belle-fille, elles ont mené une enquête auprès de leurs proches qui étaient dans la même situation. Cette démarche documentaire se retrouve dans la forme du spectacle. Ce dernier s’ouvre et se conclut sur des enregistrements d’enfants effectués dans des classes, diffusant leurs points de vue sur cette thématique. Sur le plateau, une caméra retransmet des images du spectacle en direct dans… un miroir magique ! Quel meilleur symbole de l’alliance du conte et du documentaire que le miroir ? L’effet fonctionne à merveille et donne lieu à des images fortes, magiques – le câlin final notamment. Mais outre l’effet produit, la présence de la caméra symbolise cette volonté d’observation, d’enquête à l’origine même du spectacle. À plusieurs moments, les comédiennes manipulent la caméra, la déplacent, refont le cadrage, le tout à vue et à haute voix, montrant la fabrique du spectacle. Elles se filment comme si elles réalisaient un documentaire consacré aux émotions suscitées par leur relation. En plus d’assumer pleinement qu’on est au théâtre, ces moments sont des respirations qui laissent aux parents et aux enfants le temps de discuter de la séquence précédente.
De cette fine synergie entre le conte et travail documentaire résulte un spectacle intelligent, qui ne prend pas les enfants pour des idiots. Cela se retrouve dans l’écriture, dans le choix d’un lexique par moment élaboré. L’humour est également un élément essentiel, qu’il soit plutôt destiné aux enfants avec des répliques du type « Miroir, suis-je belle comme une poubelle ? », ou plutôt destiné aux adultes avec des instants de complicité sur le rôle de mère. Et c’est à mon sens le signe d’un spectacle familial réussi, celui où tant les enfants que les adultes y trouvent leur compte … et leur conte.