Qui sera abattu en dernier ?

Par Manon Lelièvre

Une critique sur le spectacle :

Sainte Jeanne des abattoirs / De Bertolt Brecht / Mise en scène Tibor Ockenfels / Par Les Trois Petits Points / Oriental Vevey / Du 1er au 5 mars / Plus d’infos.

© Martin Reeve

Après cinq ans de travail et un report en 2020, la troupe des Trois Petits Points présente Sainte Jeanne des abattoirs au théâtre de l’Oriental à Vevey et porte avec force et enthousiasme cette critique du système capitaliste. La pièce, écrite par Bertolt Brecht entre 1929 et 1931, suit le sinistre et tragique chemin de Jeanne Dark, jeune idéaliste qui ne désire que faire le bien. Mais face à Pierpont Mauler et au capitalisme, difficile de ne pas abandonner…

Une pièce noire sur la lutte des classes d’une durée de trois heures aurait de quoi décourager : et pourtant, me voilà entraînée avec Jeanne Dark dans les abattoirs de Chicago, à observer la misère de l’humanité, sa cruauté et sa souffrance. En effet, Pierpont Mauler, « roi de la viande », faux philanthrope et patron d’entreprise, parvient à saturer le marché de la viande en conserve et assure la chute de ses concurrent.e.s, provoquant ainsi la fermeture des usines. Des milliers d’ouvrières et d’ouvriers se retrouvent alors à la rue, affamées et frigorifiées. La jeune Jeanne, pleine de belles paroles et de promesses du Sublime, tente de rallier ces malheureux.ses à la cause des Chapeaux noirs, l’institution religieuse dont elle fait partie. Sa naïveté et son idéalisme la poussent à chercher la vérité, mais sa quête déplaît aux Chapeaux noirs, dont les intérêts se trouvent auprès de celles et ceux qui possèdent les richesses. Bannie de sa communauté, la jeune femme commence sa descente dans les bas-fonds de la misère humaine.

Iels sont quinze à interpréter cette épopée. Changeant de vestons pour rendre compte des différents personnages qu’iels incarnent et accordant alors leurs voix en chœur, iels laissent entrevoir tantôt les foules de travailleur·euse·s en colère, tantôt les groupes frétillants d’industriel·le·s qui vendent et achètent à profusion. Une véritable chorégraphie est adressée au public pendant les trois heures de représentation, variant les rythmes, alternant entre l’agitation frénétique des foules et la sérénité presque ridicule des Chapeaux noirs. La cadence ralentit seulement lors des crises d’humanité de Mauler et des longues envolées de Jeanne. Ces personnages principaux semblent émerger de la foule, interprétés par des comédien.ne.s spécifiques et facilement identifiables grâce aux couleurs des costumes. La mise en scène joue sur les codes : on monte et on descend sur les estrades au fil des épisodes, on change de costume à vue, on privilégie l’adresse au public en donnant le sentiment de l’inclure au propos. Malgré quelques hésitations – que l’on pardonne aisément au vue de la partition – les comédien.ne.s sont habité.e.s par le texte et le transmettent avec dynamisme.

La scénographie, faite de palettes de bois empilées et modulables, évoque soit les portes fermées des usines, soit l’abside d’une église, tissant ainsi un parallèle entre ces deux entités et leur future alliance. Brecht écrit cette pièce durant la crise économique de 1929, transposant la célèbre histoire de Jeanne D’Arc sur le mode « épique » afin de faire réfléchir le public sur l’exploitation de masse. Ce jeune collectif, plein de promesses, rend cette critique tout à fait actuelle. La pièce acquiert également une résonance moderne, le contexte des abattoirs ouvrant la réflexion sur la violence subie dans ces lieux, autant par les animaux que par les humains.

Alors que la première partie laisse beaucoup de temps à la mise en place des enjeux et des caractères, la deuxième s’abandonne à l’exaltation, à la violence et à la souffrance. La tension s’accumule autant dans les bas-fonds des abattoirs qu’au Marché de la viande. Et tandis que les industriel.le.s sont pris·es d’une frénésie fébrile provoquant les vifs battements de mon cœur, la lente et froide paralysie qui s’empare des malheureux.ses chômeur.se.s me procure un sentiment d’étouffement. Comme Jeanne, je suis prise entre deux feux et réalise soudain que je fais le même chemin qu’elle : guidée d’abord par l’espoir, toujours déçu, que Mauler ne soit pas si mauvais que ça, je suis ensuite tenaillée par le désir de secouer ces hommes et ces femmes qui s’enfoncent, malgré eux, dans la misère et la méchanceté. Tandis que l’explosion de la Bourse déstabilise les industriels, Jeanne hésite à remplir la mission qu’on lui a confiée. Cette indécision laisse le temps au patronat de se relever. Mauler, divisé en trois visages – trois comédien.ne.s le jouent à tour de rôle, puis en chœur – comme la Sainte Trinité, réunit ses ancien.ne.s concurrent.e.s et s’allie désormais officiellement à l’institution des Chapeaux noirs, permettant à l’argent de triompher.

La scène finale, réunissant le capitalisme victorieux et la pauvre Jeanne, sonne le glas de l’espoir et résonne avec une violence insidieuse. La prise de conscience de l’héroïne, après ce long chemin de désillusion, parvient presque à l’élever véritablement vers ce sublime dont elle rêve – on la voit monter les gradins vers une lumière éblouissante, elle passe juste à côté de nous presque exaltée, mais avant d’y arriver, les Chapeaux noirs la retiennent et la ramènent vers le bas. Sa voix est noyée sous les discours en chœur de l’assemblée. Elle meurt, ses cris dans le vent semblent l’achever.

Enfin, elle finit bien par s’élever, mais à la façon d’un bœuf à l’abattoir. La saignée, cette giclée de sang attendue et pourtant inévitablement déroutante, provoque des éclats de rire dans la salle – jaune, cathartique sûrement. Les représentants du capitalisme boivent le sang de cette Jeanne sacrifiée. Malgré elle, elle est élevée au statut de Sainte, utilisée par les riches propriétaires pour redorer leur position, offrir une image de piété aux miséreux.ses et ainsi étouffer leur – notre ? – désir de rébellion.