Par Sylvain Grangier
Une critique sur le spectacle :
Les Océanographes / Conception et mise en scène Émilie Rousset et Louise Hémon / La Grange / Du 2 au 5 novembre 2022 / Plus d’infos.
La Grange accueille Les Océanographes, créé par la metteuse en scène Émilie Rousset et la réalisatrice Louise Hémon, et basé sur les archives d’Anita Conti, première femme océanographe française. Entre chalutier qui tangue et engagement écologique, ce spectacle-documentaire donne tantôt le mal de mer, tantôt le mal pour la mer.
Des piles de milliers de feuilles de papier assemblées en tas, comme autant de récits (ou de récifs), de données scientifiques, agencent la scène. Premier contact avec Anita Conti (interprétée par Saadia Bentaïb) : elle nous présente une séance de diapositives qu’on ne voit pas. Seul l’imaginaire travaille, nous fait voir les pécheurs en activité. La sympathie est immédiate pour cette femme qui, sous des airs doux et pleins d’humour, révèle un courage et une force de caractère admirables. À travers des reconstitutions d’entretiens (Antonia Buresi jouant le rôle de l’intervieweuse), mais aussi de notes, les comédiennes font revivre cette femme qui a passé six mois en mer sur un chalutier, avec une soixantaine de marins et une caméra. Pour coller au plus près des enregistrements originaux, les comédiennes utilisent des micros, restituant ainsi un phrasé plus fin, plus précis, sans avoir à se soucier du volume sonore. D’un entretien à l’autre, on se sent plus proche de la scientifique, comme si on l’avait toujours connue, au fond de nous.
Mais ce fond est passablement remué quand, sur l’écran qui vient de descendre, sont projetés des extraits du documentaire Racleurs d’océans, qu’Anita Conti a réalisé à partir de son expérience sur le chalutier. Tourné avec une caméra 16mm, il date des années cinquante et il a certes quelque peu vieilli : cela se ressent surtout au niveau du montage et de son rythme très lent. Pourtant, cela n’enlève rien à la force des images, bien au contraire. Ainsi lorsqu’on voit à l’écran un requin se faire enlever le foie, que ce dernier est percé au couteau et qu’un jus laiteux en sort, il y a vraiment de quoi avoir l’estomac retourné. Un effet augmenté par les plans larges du bateau qui tangue, mais surtout par l’accompagnement musical. En effet, tout le documentaire est doublé par des ondes Martenot performées en direct par la musicienne Julie Normal. Le son ressemble à une scie musicale synthétisée, et participe activement à l’effet de nausée ressenti durant le visionnage. Si le but était de nous faire vivre le mal de mer, et le quotidien glissant du bateau recouvert de tripes de morue, c’est réussi.
Si on a le cœur qui se soulève, ce n’est pas que physiologiquement, mais aussi – et surtout – pour la cause écologique. Anita Conti en était une pionnière. Mais Émilie Rousset et Louise Hémon ont également rencontré Dominique Pelletier, qui a imaginé un dispositif de capture vidéo pour l’observation des poissons, et Julien Simon qui cherche à éviter le gaspillage de la pêche via une «reconnaissance faciale» des poissons au niveau du filet. Il est donc ici bien question d’océanographes au pluriel. Ces rencontres sont également performées par les comédiennes, dont une avec un immense masque de poisson. Cette pointe burlesque est bienvenue, comme une bouchée de fraîcheur après le mal de mer l’ayant précédé. L’humour n’était du reste pas absent du spectacle, mais était ténu, trop peut-être pour nous inviter à rire de bon cœur. L’apport informationnel reste quant à lui constamment riche, tant sur le plan pratique (comment pêche-t-on la morue?) que sur le plan technique : comment les nouvelles technologies, la vidéo ou l’intelligence artificielle peuvent-elles assurer un usage plus durable de la pêche ? Ainsi, ce spectacle aux évidentes ambitions didactiques m’a fait découvrir Anita Conti, les méthodes de pêche, un peu de navigation, ainsi que certaines nouvelles technologies. Il m’a par ailleurs fait détester les Ondes Martenot. Cependant, l’instrument a pleinement rempli ses objectifs en renforçant, par le biais du dégoût, le message écologique. Et c’est tout à son honneur.