Par Manon Lelièvre
Une critique sur le spectacle :
Utopolis Lausanne / de Helgard Haug / Stefan Kaegi / Daniel Wetzel (Rimini Protokoll) / Théâtre de Vidy / du 13 mai au 14 juin 2022 / Plus d’infos.
En ce début de printemps, le théâtre de Vidy et la ville de Lausanne accueillent Utopolis Lausanne, une expérience interactive et collective au cœur de la ville. Attention ! Le texte qui suit va en partie dévoiler le contenu de cette aventure utopique proposée par Rimini Protokoll. Pour ma part, c’est justement le caractère inconnu et mystérieux de cette expérience que j’ai le plus apprécié. La force du spectacle réside précisément dans sa capacité à nous projeter ailleurs, dans des lieux que l’on redécouvre, avec d’autres individus et d’autres pensées, à nous guider dans la ville et dans nos réflexions, nous faire rencontrer et découvrir. Donc si vous avez l’intention de vivre également cette expérience, je vous conseille de ne pas continuer la lecture. Sinon, laissez-moi vous raconter la curieuse aventure qui m’est arrivée ce week-end.
Deux jours auparavant, j’avais reçu un étrange mail avec quelques instructions et un lieu de rendez-vous : Rue Louis-Curtat 10 à Lausanne. Le jour J, me voilà donc partie à la recherche de cet endroit inconnu, en me demandant bien ce qui m’arriverait. Après quelques hésitations, je me retrouve finalement au Sublime, « lieu de création et de récréation », une cave devenue salle de spectacle et atelier de magicien. À 18h, nous sommes six, d’âges et d’horizons différents. Certains sont amis, tandis que je ne connais personne. Malgré un peu de gêne, nous échangeons quelques sourires. Après tout, nous sommes tous dans le même bateau. À 18h05, une voix se diffuse dans l’atelier. La réflexion démarre sur Thomas More et son Utopie, puisqu’il fut le premier à proposer ce terme. Le but de ce voyage, c’est d’imaginer ensemble une utopie au sein même de Lausanne, cette ville bien réelle. La voix se présente, « Rose », et nous donne quelques instructions, puis nous laisse écouter l’interview du propriétaire du Sublime. Il me faut un moment avant de comprendre que les voix viennent d’une sono – rose ! – posée sur la table centrale. Enfin, après nous avoir confié un numéro de téléphone et notre « passeport » – un petit carnet bleu – puis avoir demandé de lui choisir un porteur – je me suis proposée –, notre sono « Rose » nous enjoint à quitter le Sublime pour nous diriger vers le Palais de Rumine.
Nous allons alors d’étapes en étapes en suivant les instructions que l’on nous donne. Dans chaque nouveau lieu, nous retrouvons d’autres petits groupes et d’autres sonos de couleurs différentes. Nous sommes alors une petite trentaine à investir différents lieux, qui revêtent tous une importance pour la construction et le fonctionnement de notre communauté, qu’elle soit pédagogique, historique, politique ou sociale. L’« utopie » est ici envisagée comme une envie de vivre ensemble dans un futur meilleur. Les sonos, regroupées, forment un chœur et guident la réflexion que chacun de ces lieux apporte. Au Palais Rumine, dans la salle zoologique où l’on peut observer des centaines d’animaux empaillés, on questionne le fondement de la vie et l’état animal, on revient au concept d’« État de nature » développé par plusieurs philosophes. Dans la salle du conseil communal, c’est de politique que l’on discute et on écoute de nombreux avis et envies pour améliorer la société. La parole nous est donnée, mais cette fois, peu de gens osent se manifester. Je comprends rapidement que les termes de « spectateurs » et de « spectacle » ne conviennent pas tout à fait à ce que nous sommes et à ce que nous vivons en ce moment. En effet, loin d’être de simples observateurs, nous participons activement à cette expérience, qui se veut collective. Sans cesse, nous sommes amenés à nous interroger ensemble et à la fin de quelques sessions, nous devons également donner notre avis personnel en envoyant une réponse au numéro de téléphone transmis au début du périple. Le flot de questions, qui ne sont pas toujours simples à comprendre et auxquelles il est encore moins facile de répondre, peut facilement devenir difficile à assimiler. Mais bien que je n’aie pas eu le temps de réfléchir à chacune d’entre elles, j’ai compris le mouvement de remise en question que l’écoute et l’action sous-entendent. Chaque utopie commence par un déplacement, autant intellectuel que physique.
Notre petit groupe de six se promène à travers la ville de Lausanne. Nous sommes toujours guidés et accompagnés par notre sono rose, qui diffuse de la musique et des sons, nous propose d’imaginer des situations nouvelles et nous pose quelques questions existentielles. Facilement, je me tourne vers mes camarades et je décroche de ce que « Rose » nous dit. Je parle, j’échange et j’observe les rues que nous traversons. Plusieurs fois, nous sommes arrêtés par des passants qui nous demandent ce que nous faisons. J’ai conscience de rater quelques interventions et instructions données et pourtant, je suis convaincue d’être dans le bon mouvement, celui de la rencontre et du partage, qui m’apparaissent alors comme le fondement d’une société meilleure.
Lorsque nous arrivons à la Plateforme 10, dernière étape de notre périple, – oh surprise ! – nous sommes bien plus qu’une petite trentaine. De six personnes, nous sommes passés à 60, peut-être plus. Soudainement, nous formons un ensemble plus grand. Une fois que nous sommes réunis, on nous distribue des petites cartes où sont inscrites des phrases, celles-là même que nous avons écrites et envoyées anonymement par SMS. Vient alors un nouveau moment de partage, où nous échangeons nos cartes et découvrons d’autres personnes et d’autres pensées. Nous sommes alors devenus une communauté, le cœur même d’une société, rassemblés ici par un chœur de voix enregistrées. Puis, petit à petit, la foule diminue et finalement, il ne me reste plus que mon passeport utopique et une carte où je peux lire : « nous serions plus heureux si l’on prenait vraiment le temps de vivre ». N’étions-nous pas, pendant quelques instants, grâce à ce rassemblement orchestré, sur le point de fonder notre propre utopie ?
Cette expérience – car quel mot utiliser pour décrire Utopolis Lausanne ? – invite à nous questionner. D’abord, le sujet nous pousse à réfléchir sur le principe de communauté et le fondement de la société. Il s’agit de repenser notre position dans le monde et parmi les hommes. Ensuite, la forme du spectacle, qui se place dans la lignée des précédentes créations de Rimini Protokoll, questionne le théâtre tel que l’on pourrait se l’imaginer. La place traditionnelle du spectateur et son rapport à la scène sont allègrement mis à mal, et ce format peut se révéler aussi perturbant qu’exaltant. Qu’est-ce qui vraiment fait spectacle ? Est-ce une performance, un voyage, un parcours collectif ? Tout à la fois et plus encore ? Utopolis Lausanne pose beaucoup de questions et attend davantage de réponses, dont aucune n’est absolument définitive – au risque, peut-être, de tomber dans une dystopie…