Farm Fatale
Conception et mise en scène de Philippe Quesne / Théâtre de Vidy / du 30 mars au 3 avril 2022 / critiques par Brian Aubert et Antoine Klotz .
L’incertitude règne chez les épouvantails
04 avril 2022
Par Brian Aubert
Farm Fatale, créée au Kammerspiele de Munich en 2019, dans une mise en scène et scénographie de Philippe Quesne, est une pièce née d’une écriture collaborative lors des répétitions, caractéristique propre au collectif Vivarium Studio.
Dans un décor aseptisé, au sol et fond blanc, avec quelques bottes de paille çà et là, se trouvent quatre épouvantails, rejoints ensuite par un cinquième. Une opportunité rare de voir sur scène des épouvantails se mouvoir et parler. La dernière fois qu’une telle occurrence s’est produite devait être dans Le magicien d’Oz, quoique sur grand écran, et dans un décor somptueusement coloré, fantastique et enfantin. Les épouvantails de Farm Fatale, eux, sont magnifiquement habillés et habités par Sebastien Jacobs, Léo Gobin, Michèle Gurtner, Nuno Lucas et Gaëtan Vourc’h, et manifestent dans leur performance un côté enfantin et joueur dans un monde qui les a laissés pour mort. En effet, leur Cité d’Émeraude d’autrefois est devenue stérile. Iels n’ont plus de métier car les oiseaux, tout comme les humains, sont des espèces en voie d’extinction. Leur seul espoir de vie prend la forme d’une émission radiophonique où iels interviewent des insectes et discutent – avec leur voix techniquement modifiées – de sujets pressants, comme la discrimination de carottes génétiquement modifiées. Comme toute émission de radio, elle comporte également de la musique. Et ces épouvantails, intellectuels, activistes écologiques, humoristes amateurs, et musiciens, jouent en direct. Leurs auditeurs et spectateurs ont par exemple eu droit à une cover de Stand by Me de Ben E. King.
Mais de quoi Farm Fatale parle-t-il donc ? En anglais, allemand, suisse allemand et français, on réussit à faire rire les spectateurs à plusieurs reprises grâce à ces épouvantails errants qui n’hésitent pas à faire allusion, de manière décalée, aux conséquences de la crise climatique. Extinction d’espèces animales, agriculture et élevage intensifs, pollution atmosphérique… sont tant de thématiques, certes abordées tout au long de la pièce, mais de manière timide. La catastrophe imminente de la fin du monde flotte au-dessus de nos têtes, mais ce futur imaginé par le concepteur de la Cité des Épouvantails, Philippe Quesne, ne parvient pas à nous toucher de plein fouet. Peut-être est-ce dû, dans un premier temps, à la naïveté des épouvantails qui pensent que la musique peut changer le monde, mais aussi, dans un deuxième temps, au type d’humour qui les accompagne. Celui-ci passe surtout par des jeux de mots et du comique de situation : une épouvantail demande par exemple à une abeille si elle est « bee-sexual »…
L’approche employée dans Farm Fatale pour aborder une thématique maintes fois traitée au théâtre est certes nouvelle. Toutefois, on regrette que certains mécanismes du spectacle nous empêchent de pouvoir nous identifier pleinement aux personnages et à leur cause qui est similaire à la nôtre, certainement à cause de l’ancrage spatio-temporel flou et d’une fin mystérieuse à l’atmosphère déconcertante. Finalement, on a plus l’impression d’être confrontés à une sorte d’épisode post-apocalyptique des Télétubbies plutôt qu’à une réflexion cohérente et aboutie sur l’état de notre planète et de notre société.
04 avril 2022
Par Brian Aubert
Dans la niaiserie des champs désolés
04 avril 2022
Par Antoine Klotz
A quoi servent les épouvantails lorsque les oiseaux ont fini de chanter ? L’artiste plasticien Philippe Quesne se pose la question en mettant en scène des épouvantails déchirés par l’ennui et la solitude et, surtout, en quête de but. Une pièce musicale, légère et nihiliste sur le militantisme écologique occidental qui touche et agace par sa naïveté.
Le temps paraît bien long lorsqu’on n’a rien à faire. On trouve le moyen de s’occuper avec ce qui nous entoure, avec ce qu’il reste. En tout cas, c’est ce que font les épouvantails de Farm Fatale dans la pièce de Philippe Quesne. Une fois que les oiseaux ont disparu, ils se retrouvent dépossédés de leur occupation première : les effrayer. Alors, ils montent une radio libre sur laquelle ils diffusent des chants d’oiseaux et jouent de la musique, vestiges d’un monde passé et probablement détruit. Car c’est bien dans un monde post-apocalyptique que les spectateurs sont emmenés. Quel autre type d’univers pourrait bien être associé à l’absence d’oiseaux ?
Lorsque Pécuchet, un épouvantail militant, arrive dans les studios de la radio libre, on se rend compte de la vanité du combat écologique qui a été mené ces dernières années. La Terre a été dévastée malgré les beaux slogans dignes des marches pour le climat qui apparaissent sur les pancartes. « There is no planet B » a l’air tellement plus ridicule lorsque c’est un épouvantail niais qui l’arbore. Chaque épouvantail raconte la disparition de ses maîtres, souvent des fermiers écrasés par des forces extérieures, comme ces apiculteurs, incapables de produire du miel bio à cause des industries du tabac autour d’eux. Alors eux-mêmes les rejoignent en produisant des cigares. Tout a été vain malgré les efforts acharnés. Pourtant le désespoir ne fait pas partie du registre du spectacle, mais bien plus la naïveté de ceux qui se voilent la face. Tout n’a pas l’air complètement perdu pour ces survivants, bercés d’illusions qu’ils sont face à l’état du monde.
On retrouve chez ces épouvantails une certaine fascination pour le vivant – dont ils ne font pas partie – dans un dernier espoir de revenir à une existence utile. Une des dernières reines abeilles d’Europe, Margrit, est interviewée en tant que témoin du monde passé mais incapable de repeupler le monde à venir. Les épouvantails lancent leur propre projet de repopulation mais il tient plus du rituel shamanique que du dernier espoir crédible du monde vivant. Les épouvantails amassent des œufs qu’ils entassent, protègent, vénèrent aveuglément dans une reproduction irraisonnée du passé. La civilisation a disparu alors on revient aux archaïsmes proches des religions tribales. On assiste ainsi à la naissance d’un culte du vivant où le messie rédempteur ferait son apparition sous la forme d’un poulet.
Malgré le sujet, on rit de bon cœur avec ces épouvantails, de leur naïveté, de leurs espoirs vains. On rit peut-être pour ne pas pleurer mais après tout, c’est bien tout ce qu’il nous reste, ça et la musique. A plusieurs reprises, les épouvantails interprètent des standards de la musique pacifiste, notamment Let it be des Beatles comiquement placée lors de l’interview de l’abeille. La fin est en demi-teinte : peu claire dans ses intentions et dans son discours, elle donne une impression de mollesse par rapport à la gravité de la situation. Cela fait des années que les artistes musicaux lancent des actions caritatives pour la planète, mais on ne peut pas dire que leur efficacité soit flagrante. Alors lorsqu’on nous dit qu’un rap peut mettre fin aux dernières atrocités de l’être humain, on lève les yeux au ciel : si seulement c’était aussi simple…
04 avril 2022
Par Antoine Klotz