Vivre la nature dans une technologie envahissante

Par Isabelle Fasnacht

Arborescence programmée / Mise en scène Muriel Imbach / Théâtre de Vidy Hors-les-murs / La Grange-UNIL (Vortex) / du 16 au 20 mars 2022 / Plus d’infos.

© Philippe Weissbrodt

Le spectacle de Muriel Imbach, à l’origine conçu pour se dérouler en classe mais proposé ici au grand public, parvient à donner la parole à une intelligence artificielle, une fougère et un humain (Fred Ozier) à l’aide d’un dispositif principalement sonore. Un casque connecté est remis à chaque spectateur·rice, dans lequel seront diffusées les voix des trois personnages et des sons d’ambiance très immersifs. Les personnages, pas tous égaux, se révéleront parfois ennemis, parfois alliés et lanceront sans réellement se mouiller, assez discrètement, un débat sur notre rapport à la nature.

Le casque rabattu sur les oreilles, c’est parti, finie la discussion avec son voisin et bienvenue dans une expérience scientifique menée par REMI (Réseau d’Enseignement Méga Intelligent), une voix désincarnée typiquement « Intelligence artificielle de science-fiction » – avec un petit côté GLaDOS de la série vidéoludique Portal, mais en version bienveillante. REMI est effarée (autant que son programme lui permette de l’être) devant les connaissances bien imparfaites de son Groupe de Contrôle n° 1 (à savoir, l’assemblée) et entreprend de les compléter. Elle fait appel pour cela à une fougère, fraîchement récupérée dans la forêt de Dorigny et apportée par un livreur humain. Cet humain, Fred, se révèle presque aussi incompétent que bon vivant, mais il est honnête et ne peut s’empêcher de corriger l’IA lorsqu’elle tente de décrire une forêt sans jamais en avoir vu une. L’IA laisse faire – c’est un processus d’apprentissage acceptable, après tout – et Fred déclame sa vision de la nature, faite de sons, de sensations, de vécu… avant que la fougère ne l’interrompe à son tour. Vous ne saviez pas que les fougères parlent ?

La fougère a tôt fait de recadrer Fred, d’un ton bien dédaigneux dont elle ne se départira pas de toute la soirée. Ensemble, ils établissent une sorte de relation, jamais très adéquate, toujours un peu instable. La compréhension semble difficile pour ces deux êtres qui partagent pourtant 30% de leur ADN. Fred interroge, toujours aussi involontairement, l’anthropocentrisme qui transparaît dans chacune de ses phrases et dont la fougère s’offusque souvent. Moins bavarde, cette dernière offre parfois un aperçu de ses sensations de plante, mais toujours par petites touches, laissant entrevoir un univers aussi inconnu pour nous, humains, que le sont nos sentiments et nos sens pour REMI qui n’en possède pas. REMI est d’ailleurs régulièrement ignorée ou même repoussée lorsqu’elle tente de participer en apportant des définitions ou des explications scientifiques. S’il est vrai que la technologie n’a peut-être qu’une position passive dans le débat en cours, il est dommage de mettre autant de côté la trame narrative de « l’expérience sur le public » qui semble alors un peu artificielle. Le public réalise de ce fait qu’il n’a pas réellement d’impact sur le spectacle et retourne ainsi au statut de simple spectateur.

On pourrait reprocher à ce spectacle un discours relativement confus, un grand nombre d’idées qui ne sont parfois qu’esquissées et même un humour trop ciblé sur une certaine tranche d’âge, mais ces choix se justifient par le contexte initial de création. Lorsque le spectacle a lieu en classe, il est en effet suivi d’une discussion entre les élèves et l’équipe artistique. Il s’inscrit alors entièrement dans l’optique de réflexion sur l’anthropocène que mène le Théâtre de Vidy depuis quelques saisons. Dans sa fonction d’ouverture de débats en classe, le format de cette pièce est novateur et sans doute extrêmement efficace. Comme représentation publique en salle, elle s’adresse à un relativement jeune public et se finit un peu abruptement, laissant le public face à une constellation de sons et d’images mentales fugaces qu’il devra ensuite démêler.