Et le spectacle se clôt sur une petite fête aux allures de mensonges

Par Manon Lelièvre

La Fausse Suivante / De Marivaux / Mise en scène de Jean Liermier / Théâtre de Carouge / du 22 février au 06 mars / Plus d’infos.

© Lauren Pasche

Dix ans après sa mise en scène du Jeu de l’amour et du hasard, Jean Liermier, l’actuel directeur du Théâtre de Carouge, s’attaque à La Fausse suivante, une comédie en trois actes et en prose. Cette pièce, écrite en 1724, est loin de la légèreté et la naïveté des déguisements et des quiproquos présents dans Le Jeu de l’amour et du hasard. Chaque personnage est au service de ses propres intérêts et rien n’est plus beau que l’argent qu’ils convoitent. Et le spectacle se clôt sur une petite fête qui pose bien des questions sur notre société actuelle.

Manipulation et tromperie sont les maîtres mots de cette pièce, où l’intrigue commence par le dévoilement d’un secret : le valet Trivelin apprend que son nouveau maître est en réalité une femme. Ni une, ni deux, il la fait chanter. Cette jeune personne lui a laissé entendre qu’elle était la suivante d’une riche parisienne, chargée d’espionner Lélio, le potentiel époux de celle-ci. Elle cache cependant qu’elle est cette dame. Double imposture donc, où sous les traits du Chevalier se cache une fausse suivante. Mais les intrigues de cette demoiselle de Paris, alias le Chevalier, alias la fausse suivante, grisée par la puissance de son secret, ne s’arrêtent pas là. S’étant lié d’amitié avec Lélio pour mieux l’observer, le Chevalier juge vite que c’est un jeune opportuniste et en profite pour le ruiner. De tromperie en tromperie, de révélation en révélation – car aucun secret ne reste longtemps caché –, se dessine une micro-société tournée vers un unique but : l’argent. Et tout est bon pour en gagner toujours plus. Jusqu’au dernier éclat, où le Chevalier dévoile sa véritable identité. Finalement, Lélio perd tout, les valets chanteurs n’ont plus de moyen de pression et la pauvre comtesse séduite se trouve seule et punie pour son inconstance. La petite fête qui clôt le spectacle résonne bien sombrement.  

La scénographie se meut au fil des actes, sous l’ombre errante d’un vieux Cupidon. Car c’est lui, la vraie victime de toutes ces manipulations. L’Amour est foulé aux pieds de l’Argent par opportunisme et insensibilité. Ainsi, à partir du deuxième acte, nous voyons apparaître un paysage hivernal, derrière les murs d’un espace scénique aux allures de salon luxueux. Plus les personnages s’enfoncent dans leurs manigances, plus les murs s’ouvrent sur la neige et le froid, qui résonnent comme une métaphore de la congélation de leur cœur. La présence de l’alcool souligne également le penchant des personnages vers l’oubli et le vice. Quelques bouteilles d’eau-de-vie sont d’abord utilisées comme des éléments de la scénographie, mais elles deviennent rapidement des accessoires de jeu. Les comédien.ne.s ponctuent régulièrement leurs tirades par de petites gorgées, menant parfois leur personnage jusqu’à l’ivresse. L’alcool vient alors échauffer les cœurs, accompagner les alliances et les trahisons et finalement marquer la victoire du Chevalier par une trinquée. Et la petite fête qui clôt le spectacle se révèle bien fraîche soudainement.

Mais où donc se trouve le comique dans ce tourbillon d’intrigues et dans cette froide morale ? Ce sont les comédien.ne.s qui le soutiennent. Bien que Marivaux ait écrit cette pièce sur le modèle d’une comédie, c’est surtout par les intentions claires du jeu et les changements de rythmes et de ton que l’on peut apprécier le comique de la situation. Les acteur.rice.s servent avec talent un texte difficile et de longues tirades qui auraient peut-être mérité un écrémage supplémentaire. Le choix même du casting offre également de piquants contrastes au service de cette histoire. Alors que nous attendions une Comtesse à peine sortie de l’enfance, c’est une dame dans la fleur de l’âge qui apparaît, costumée et coiffée à la mode de nos grands-mères. Cet effet comique marque d’autant plus le fossé entre la Comtesse et les fringants jeunes hommes qui lui tournent autour et accentue la fausseté de leurs sentiments. À l’inverse, la performance de Lola Giouse dans le Chevalier, alias la fausse suivante, joue sur l’androgynie et brouille les pistes du travestissement. Par une interprétation qui engage tout son corps et sa voix, elle parvient presque à tromper le.la spectateur.rice en lui insufflant un doute : est-il elle ? ou elle est il ?

Et le spectacle se clôt sur une petite fête qui semble soudain bien déplacée. C’est un Cupidon, ayant perdu ses ailes, qui vient chanter une chanson d’amour dans une ambiance de slow. La victoire de la fausse suivante est célébrée par cet effet de contraste qui amène un rire bienvenu, libérateur, un peu jaune. Les applaudissements des spectateur.rice.s se mêlent à ceux de la fausse suivante et des valets qui saluent le chanteur. Un instant, on ne sait plus très bien qui l’on félicite : Cupidon ? Les comédien.ne.s ? Le rire ? Ou peut-être la manipulation ? Une chose est sûre, la critique de l’opportunisme et de cette impitoyable ruée vers l’or résonne cruellement aujourd’hui, à l’heure où notre société avance selon un principe de profit à tout prix. Dans ces conditions, comment pourrait se terminer notre histoire ? Sur une petite fête qui s’annonce bien triste…