Une personne au centre qui n’a pas peur de la vie 

Par Maëlle Aeby

Une critique sur le texte de la pièce : Partir / De Jean-Daniel Piguet

© Armand Yerly

Grand amateur du réel, Jean-Daniel Piguet catapulte ses lecteurs au cœur de sa propre vie. Partir présente sous forme de bribes de dialogues les interactions sociales d’un homme prêt à mourir, uni à son fils par un dernier projet. Jouée en 2021 à l’Arsenic et au Grütli, la pièce offre un aperçu des ultimes échanges avec un homme serein, qui ne souffre pas, et nous invite à nous interroger sur ce qu’est ou serait notre propre réaction face à la mort. Du badinage le plus banal à des instants d’intense profondeur, cette pièce est une goutte de vie esquissant les contours d’une fatalité de l’existence humaine.

Co-auteur et metteur en scène du projet, Jean-Daniel Piguet a une formation initiale en philosophie et un Master en cinéma documentaire. Il a ensuite effectué le Master Mise en scène à la Manufacture. C’est là qu’il a été amené à mener des recherches aussi pratiques que théoriques sur les « écritures du réel » ; il a notamment étudié comment la réalité peut être transposée en fiction, ainsi que la puissance d’un tel procédé. Partir s’inscrit pleinement dans la continuité de ce parcours : la particularité de la pièce réside dans le fait que le matériel textuel provient d’échanges réels entre Jean-Daniel Piguet, son père et leur entourage, alors que le père était à l’hôpital en raison d’un cancer. C’est à deux qu’ils décident d’entreprendre ce projet afin de passer du temps ensemble. Les transcriptions de ces entretiens ont ensuite été triées, raccourcies et montées en collaboration avec l’auteur Nicolas Doutey. Le texte a encore évolué à l’occasion de la mise en scène du spectacle à l’Arsenic en novembre 2021. La méthodologie du travail de Jean-Daniel Piguet s’inscrit dans la logique de sa formation. Le texte de son spectacle Passe  [Théâtre de Vidy et TLH de Sierre, janvier 2018] était inspiré de vraies conversations enregistrées entre une prostituée et son client. De même, à l’origine de Pas perdus [Manufacture, septembre 2016] se trouvent de réels échanges captés entre des amis sur les bancs de la gare de Lausanne. Il est indubitable que l’authenticité de la vie intéresse particulièrement l’auteur et influence considérablement son travail artistique. Partir est donc la conjoncture d’une situation de vie personnelle, d’une formation, et d’un médium. Bref, c’est un extrait de la réalité.

La pièce présente une succession de moments passés entre une personne en fin de vie et les personnages qui peuplent son paysage social. Les lecteurs sont donc plongés dans l’intimité des derniers échanges. Les sujets de conversation sont variés, de l’affreusement banal à la logistique de la vie en hôpital, en passant par certains thèmes philosophiques.  Certains moments sont plus « méta », le projet étant lui-même le sujet de conversation :

ACTEUR 1      et donc là par exemple en ce moment

                        on fait un passage

                        en fait

                        on est en train de faire un passage là

                        pour notre projet pour le film

                        c’est pas rien ça nous engage dans quelque chose

ACTEUR 2      ah ben oui oui complètement

ACTEUR 1      on est en train de faire notre projet

                        en étant là et en disant ce qu’on dit

                        c’est drôle

Composée de dialogues et de quelques monologues, la pièce comporte dix-huit scènes qui ont pour seul titre leur numérotation. Le séquençage est justifié par des séparations en conversations, s’accompagnant d’un changement de combinaisons d’interlocuteurs. De fait, le texte est réparti entre cinq voix, définies comme « acteur 1 », « acteur 2 », etc. Seuls les rôles du père et du fils sont définis et ne changent pas tout au long de l’œuvre. En revanche, les trois autres acteurs incarnent différentes figures. L’entourage gravitant autour de cet homme se compose principalement de membres de sa famille, d’amis ou du personnel hospitalier. Seuls les indices glanés au fil des conversations peuvent nous faire comprendre qui est qui, ce qui, à la lecture, provoque sans surprise une certaine difficulté à s’y retrouver. Ce choix de distribution fait surtout ressortir la relation entre le père et le fils, puisque c’est la seule qui reste constante, à l’exception d’une scène où ces rôles sont repris par un autre couple de comédiens.

Si le texte initial était ponctué d’autres effets stylistiques — un chœur venant soutenir les répliques du père ou encore une description onirique et très visuelle du protagoniste —, ces effets ont finalement été retirés. Ces éléments sortant du script des entretiens ont été jugés superflus par les co-auteurs. Reste uniquement leur désir de ne garder que le réel, ce qui place les enjeux sociaux d’une telle situation de la vie au centre de la scène. Le texte s’ouvre sur une sorte de lexique d’intentions nommé « indices de la pensée », qui codifie le rythme et l’intonation des répliques. On y devine une envie de refléter la réalité, une intention de restituer la parole très fidèlement. Pourtant, selon Jean-Daniel Piguet, le but de Partir n’est pas de représenter les derniers instants d’une vie de la façon la plus réaliste possible, mais d’extraire certains aspects de ces moments. La parole, véhicule de socialisation, est ici l’élément mis principalement en évidence. Le contenu discursif et la manière de l’énoncer nous donnent des indications quant à la relation entre les interlocuteurs. Mais ils nous communiquent aussi des informations quant à l’état émotionnel de l’énonciateur. Les didascalies mettent également l’accent sur l’acte de langage plutôt que sur les actions, l’emphase est ainsi décentrée de la dimension gestuelle et spatiale. C’est par la parole que se traduit le lien avec la réalité. L’action, elle, n’est située ni sur le plan géographique, ni sur le plan temporel, il n’y a pas de description du décor. Jean-Daniel Piguet fait du réel non réaliste, laissant place à une part d’abstrait.

Face à la mort, ce qu’on se dit et de quelle manière on l’exprime, c’est ce que porte ici le terme Partir. Le lecteur, mis sous tension dès le début par la mort prévue, ressent une certaine pression qui ne fait que s’intensifier au fur et à mesure que les pages défilent. Lors de la représentation, une dimension s’ajoute, dès lors que nous est aussi donné d’observer ce que les mots ne disent pas, les silences. Et si l’exposition d’un moment aussi intime peut paraître étrange sur le principe, elle est encadrée par le respect qui convient à un tel hommage aux partants. En dépit des circonstances, le texte est drôle, désamorce la gravité et nous rappelle qu’un départ vaut la peine d’être entièrement vécu.