©Armand Yerly
Dans le cadre de l’opération Inédits textes dramatiques, en collaboration avec le journal Le Courrier.
Un entretien autour du texte de la pièce : Partir / De Jean-Daniel Piguet
Par Maëlle Aeby
Maëlle Aeby : Ton spectacle rend hommage aux derniers jours que vous avez passés à l’hôpital ton père et toi, à cause de sa maladie. Est-ce que tu pourrais nous expliquer comment votre projet s’est mis en place ?
Jean-Daniel Piguet : En 2012, j’étais avec mon père à l’hôpital, et j’avais déjà passé pas mal de temps avec lui, deux-trois semaines. Puis à un moment donné, quand ça allait un peu moins bien, il a commencé à prendre de la morphine et il parlait beaucoup de sa vie, des choses qui avaient été importantes pour lui. Il a commencé à voir une art-thérapeute avec qui il ne s’est pas très bien entendu. Moi, à ce moment-là, je venais de recevoir une caméra, parce que je devais bientôt partir en Indonésie pour un projet de film. Et je me suis dit qu’au lieu de partir, j’aimerais faire cela avec lui, que ce soit plutôt moi qui sois porteur de cette parole, des choses qu’il avait envie de laisser et que cela nous donne l’occasion de faire quelque chose ensemble. L’idée c’était qu’il me raconte des choses de sa vie que moi je n’avais pas connues ou dont il m’avait moins parlé. Mais lui, il n’avait pas envie qu’on tombe dans une relation journalistique, j’avais l’impression que quand je lui posais des questions – et cela se retrouve dans le texte – il revenait souvent au présent et au fait de plutôt être là, maintenant, tout de suite. Ce n’était pas forcément cela que je voulais, mais j’ai vite compris que ça n’allait pas être un truc où j’allais le questionner, où il me raconterait sa jeunesse, mais plutôt – et on a décidé cela ensemble – que cela ne servait à rien de forcer les choses et que finalement j’allais plutôt filmer ce qui se passe et comment lui il est, dans le présent, avec toutes les personnes qui l’entourent. Je n’ai pas filmé énormément en fin de compte ; en tout, j’avais huit heures de rush. J’ai filmé cinq jours alors que j’ai passé un bon mois avec lui.
M.A. : La thématique de ta pièce est donc extrêmement personnelle, que peux-tu nous dire sur ta démarche artistique, sur ce qui l’a inspirée ? Est-ce la première fois que tu livres un travail qui t’implique aussi directement ?
JD.P. : Un travail aussi autobiographique, oui, mais j’avais déjà travaillé avec des enregistrements. J’avais travaillé avec des gens rencontrés à la gare de Lausanne, j’avais aussi travaillé sur la prostitution, donc j’étais allé enregistrer des travailleuses du sexe… Du coup, je suis quand même assez souvent « dans » mes projets. Mais pour Partir, c’était plus organique, au sens où c’est vraiment venu de sa demande à lui. Moi, à la base, je n’avais pas cela dernière la tête du tout. Même, je n’aurais pas du tout osé le proposer à mon père. Mais dans le fait de décider ensemble de faire cela, il y avait quelque chose qui prenait aussi du sens pour moi, et qui faisait que j’étais moins dans une position d’attente et de passivité vis-vis de sa mort qui allait venir. Il y avait également cet élément que j’avais appris dans le cadre de mes cours sur le cinéma documentaire de se demander comment le médium ou une caméra peut permettre de nourrir la relation. Par exemple là, cette interview aujourd’hui fait qu’on peut se rencontrer alors que sinon cela ne serait probablement jamais arrivé. Ce n’est pas qu’une capture, c’est aussi une manière d’orienter la vie ; une excuse, un moteur de présent, et cela, moi j’aime bien. J’essaie souvent de me rappeler, à travers ce projet avec mon père, que c’est aussi une manière de rentrer en lien avec des gens, de parler avec eux de leur propre rapport avec la fin de la vie. Il se passe des choses entre les individus qui dépassent le fait de juste monter un spectacle. Ce sont des prétextes à ce que la vie soit cool.
M. A. : Donc si on classifiait Partir de « théâtre documentaire autobiographique », tu serais d’accord ?
JD. P. : Je pense qu’on peut dire que cela entre dans la catégorie du théâtre documentaire. J’ai pas mal réfléchi et travaillé sur la notion de « réel » et aux limites de ce champ. Avec Partir, c’est la première fois où j’assume autant le côté documentaire par rapport à mes autres spectacles. J’ai une prise de parole au début où j’explique que je rends hommage à mon père avec ce spectacle et où j’expose le processus, et c’est aussi écrit sur les feuilles de salle. Je dis que « tous les mots qui vont être dits ce soir ont déjà été dits », ce qui place clairement la référence à la réalité. Sauf que, dans le traitement de cette réalité, je me suis plutôt dirigé sur une transposition d’une réalité à une autre réalité, et pas sur une copie conforme. Le but n’est pas que les spectateurs se disent « c’est la réalité ». Je n’aime pas le côté documentaire quand on essaie de faire passer un semblant d’illusion que tout cela est vrai. Là, ce que je fais passer, c’est que les mots ont vraiment été enregistrés, après, ce qu’on montre, c’est du fantasme, une projection. J’ai plutôt envie de montrer que la réalité est complexe. Donc, documentaire oui, mais avec vraiment un point de vue sur ce qu’est le document et ce qu’on en fait au théâtre.
M. A. : Qu’est-ce qui est aussi attirant pour toi dans le réel ?
JD. P. : Je suis très curieux de ce qui m’entoure. J’aime regarder les interactions sociales entre les gens et je pense que cela nourrit beaucoup mon imaginaire. Si je vois deux personnes sur un banc par exemple, je vais très vite essayer de comprendre la relation de ces deux personnes. Cela juste en regardant la distance qui les sépare, la façon dont ils se regardent, la manière dont ils sourient, dont ils se tiennent, les quelques mots que j’entends… Je pense que tout le monde le fait, projette, et moi c’est un truc qui m’intéresse. Dans un petit moment de réalité, on voit beaucoup de choses en peu de temps et simplement. Et c’est toute cette fiction, toutes ces histoires que je peux me raconter en regardant ce qui m’entoure que j’aime bien. Je crois que c’est surtout par rapport aux relations humaines, par exemple, entre des parents et leurs enfants, entre un contrôleur et un contrôlé, et c’est aussi très révélateur d’une société.
M. A. : Tu avais donc en mains tout ce matériel vidéo, comment s’est passé le traitement de ce dernier pour aboutir à un texte de théâtre ?
JD. P. : La première étape c’était de transcrire les vidéos en texte. J’ai travaillé avec Nicolas Doutey avec qui j’ai co-transcrit, co-monté, co-écrit le texte. On a tout transcrit, et après on a aussi écrit des choses qu’on a finalement enlevées. Ensuite, on a essayé de faire un montage de tout cela, on n’a pas gardé l’ordre chronologique. Un des critères qui nous ont guidés dans les morceaux qu’on a voulu choisir, c’était celui de sélectionner les passages où la question de l’interaction est au centre. Comme la situation est spéciale, puisque quelqu’un va mourir, on a essayé de prendre des moments où le fait d’être ensemble et de se parler était en jeu. Comment est-ce qu’on se parle, qu’est-ce qu’on a à se dire, là ? Il n’y a quasiment aucune scène où le sujet le plus important est le contenu. En fait, les mots sont plutôt le signe de l’interaction. Par exemple, on s’en fiche de ce que dit une personne qui vient parler de son appartement et de ses locataires. C’est plus intéressant de regarder ce que cela montre d’un individu qui vient parler de cela dans cette situation. C’est une sorte d’analyse du langage et de ce que cela nous dit des gens, plutôt qu’un témoignage sur ce qu’ils disent vraiment. Comment est-ce qu’on communique dans une telle situation, c’est plus cela qui nous a guidés. Dans la première version du spectacle [Arsenic, du 02 au 07 novembre 2021], il y avait des ajouts, des blocs textuels décrivant des images afin de faire ressortir l’aspect filmique. Mais cela prenait trop de place. En plus, puisqu’on dit que tous ces mots ont déjà été dits, c’était plus cohérent de les enlever. Le chœur qui apparaissait dans une scène aussi, on l’a coupé.
M. A. : Au niveau de la distribution, on peut s’étonner de la sobriété des indications proposées. ACTEUR 1, ACTRICE 2, ACTEUR 3, ACTRICE 4 et ACTEUR 5, peux-tu nous expliquer ce choix ?
JD. P. : Alors, il y a le père et le fils qui sont clairement définis et l’idée était qu’il y ait les trois autres personnages qui prennent en charge plusieurs figures : des voisins, des amis, de la famille, des infirmiers… Trois, c’était donc un peu le minimum, cela permet de faire plein de combinaisons. Je m’étais d’abord demandé s’il ne fallait pas convier une quinzaine d’amateurs pour jouer chacun un rôle, mais finalement je me suis dit que cela aurait été trop réaliste. Comme le travail était surtout un travail sur les mots, c’était plus intéressant de demander aux acteurs de passer par ces différentes figures. En plus, on a décidé de ne pas changer de costumes, de ne pas donner trop de signes, d’indices sur qui joue quoi. On s’intéresse plus à la relation qu’aux identités. En fonction de leur interaction, on va pouvoir voir le monstre, la forme, la couleur qu’il y aurait entre ces deux personnes. Surtout que dans une chambre d’hôpital, qu’on soit infirmière ou visiteur, chacun a ses propres angoisses de la mort. C’est plutôt ça qui est intéressant, de dire : « Très bien, c’est une infirmière, mais en plus de cela, comment elle deal, elle, avec la mort ? ».
M. A. : Les didascalies sont rares dans le texte, mais on trouve tout de même une sorte de glossaire rythmique au tout début, ces « indices de la pensée ». Peux-tu nous en dire plus ?
JD. P : On a commencé par des lectures en travaillant ces verbes, toujours pour essayer de faire en sorte que les mots soient des appuis pour montrer les interactions. Comment les gens prennent différemment la parole dans cette chambre ? On se rendait bien compte que les mots d’une infirmière étaient très différents de ceux de la belle-sœur à son chevet par exemple. Sur le papier c’était la même chose, alors qu’on voyait bien au son et à l’image que la qualité de la parole n‘était pas du tout pareille. Notamment avec les attaques, par exemple, un infirmier qui entre et dit « Bonjour », c’est un « b » majuscule, parce qu’il y a une vraie prise de parole, alors que quelqu’un de l’entourage du père parlerait plus en minuscules. On a donc essayé de coder cela, d’en faire une partition qui ne soit pas non plus trop stricte afin que ça ne devienne pas un dessin très clair, mais plutôt pour inciter les acteurs à avoir cette intention du détail, ce qui fait ressortir différemment le texte.
M. A. : Personnellement, le texte m’a émue, mais j’ai aussi beaucoup ri. Étant donné la thématique principale du spectacle et la véracité des évènements, quelle est la place de l’humour dans Partir ?
JD. P. : En général les gens rient assez vite, ils osent. Surtout qu’on précise au début que le père n’a pas mal donc cela détend le public. Après, ce n’est pas non plus la grande partie de rigolade, mais c’est assez détendu. L’idée c’est que ce soit intense et important, mais sans être dramatique. Je pense que c’était aussi l’intérêt de travailler avec Nicolas, parce que moi je me disais que j’allais être très collé à l’évènement et lui, il a un rapport assez léger aux choses et il voyait ce côté drôle des situations. Mais une des intentions de départ qu’on avait envie de transmettre par ce texte, avec Nicolas et aussi avec mon père, c’est : « Qu’est qui reste de la fin de vie quand on lui enlève ce côté dramatique ? ». Et il peut rester plein de belles choses aussi. Plein de moments assez forts entre les gens parce que très ancrés dans le présent. Mon père était relativement tranquille par rapport à cette fin de vie, et du coup lui aussi était assez marrant et détendu.
M. A. : Finalement, quel est, selon toi, le message principal que vous souhaitiez tous passer avec Partir ?
JD. P. : Je crois que le plus grand message c‘était de dire : « Et si on considérait les derniers jours comme encore des moments de vie parmi d’autres, plutôt qu’un évènement forcément dramatique ? ». Si on applique cette notion de « on est poussière et on redeviendra poussière », la mort fait partie de la vie alors on l’aborde d’un angle différent. Nicolas défend aussi cela dans sa vie. Si on n’en fait pas des caisses, si ce n’est pas dramatique, alors cela continue à être inscrit dans la vie. Parce qu’autrement, le risque pour la personne c’est de se replier sur elle, elle devient un mourant qui se coupe de la réalité, comme si elle était déjà morte. Alors que si on se dit que cela fait partie de la vie, et dans le texte, on le dit : « S’il n’y a pas de mort, la vie n’existe pas », alors on sait que cela va arriver, on peut rester dans le présent, bien en vie et bien en lien, et profiter de ces derniers moments. C’était un message qu’il y avait déjà de la part de mon père et l’envie, c’était de le transmettre.