D’après le roman de Elisa Shua Dusapin/ Mise en scène par Frank Semelet / Le Spot Sion / mardi 25 janvier 2022.
L’Encre de Corée
25 janvier 2022
Par Antoine Klotz
En adaptant le roman Hiver à Sokcho de la Jurassienne Elisa Shua Dusapin, Frank Semelet offre une pièce mêlant douceur de la rencontre avec frustration sentimentale. La petite ville sud-coréenne de Sokcho devient le théâtre de la fascination d’une jeune locale pour un auteur de bandes-dessinées à succès lorsque celui-ci arrive dans la pension où elle travaille. Un tourbillon de sentiments vient chambouler sa vie toute tracée dans une mise en scène qui tire profit de l’excellente scénographie dessinée de l’artiste Pitch Comment.
Sokcho est une petite station balnéaire de Corée du Sud où il ne se passe pas grand-chose. Une jeune fille franco-coréenne (Isabelle Caillat), dont le nom n’est jamais dévoilé, y mène une vie morne entre son travail à la pension de M. Park, sa mère malade, son fiancé obsédé par la chirurgie esthétique et sa tante médisante. Lorsque l’auteur de bandes-dessinées Yann Kerrand (Frank Semelet) arrive à la pension pour y trouver de l’inspiration, une relation entre les deux se crée, s’étoffe petit à petit à travers les visites et les balades à Sokcho, une relation qui tourne vite à la fascination pour la jeune femme qui se met à observer en cachette l’auteur tous les soirs lorsqu’il dessine.
La pièce emmène les spectateurs en voyage, avant tout en Corée du Sud mais surtout vers la bande-dessinée. En effet, chaque scène est illustrée par des dessins réalisés en partie en direct par l’artiste Pitch Comment. C’est grâce à lui que l’on passe, d’un coup de gomme numérique, de la réception de la pension au parvis d’un temple ou à l’espace exigu de deux chambres contigües. Ainsi, la pièce échappe au piège de n’utiliser l’écran que comme un simple PowerPoint en en faisant un véritable objet narratif et interactif. Le dessin ne sert pas qu’à représenter des lieux ou à doubler la narration, mais permet de faire apparaître les sentiments profonds de la jeune femme au point que la bande-dessinée vient parfois remplacer le théâtre : les émotions intérieures habituellement exprimées en aparté apparaissent ici sous forme de dessins ou de séquences animées créant une certaine ironie entre ce qui est dit—ou plutôt ce qui ne l’est pas—et ce qui est montré.
Malheureusement, un concept si fort vient avec quelques inconvénients, notamment un jeu quasiment en « deux dimensions ». Le décor enveloppe si bien les personnages qu’il force les acteurs à rester proches de l’écran en fond de scène, ce qui crée une certaine distance avec ce qui se déroule sous nos yeux. On se sent parfois renvoyé à notre place de spectateurs sans se sentir impliqué à la manière d’une bande-dessinée dont le style nous plaît mais dont l’histoire peine à nous garder captivés. Le spectacle est donc plaisant sans être tout à fait touchant. De plus, lorsque l’écran s’éteint et que le décor redevient un simple décor de théâtre, on se prend à le regretter. Les scènes dessinées marquent nos esprits avec une telle force que l’on a envie de rester avec elles jusqu’au bout ce qui mène à une fin en demi-teinte avec une narration qui aurait pu bénéficier d’effets dessinés. On ne s’ennuie pas, mais on ne peut s’empêcher de trouver parfois le temps long sans ce support visuel qui nous emmène à travers les méandres d’un esprit en proie au doute.
Toutefois, plusieurs moments musicaux accompagnent ces questionnements de manière très réussie : les musiques alternent entre des chants traditionnels coréens et des chansons plus pop qui rappellent les douces mélancolies d’Adèle. Ces mélodies entourent la pièce d’une atmosphère lente et délicate mais aussi pesante comme doit l’être Sokcho pour une jeune femme. La ville est belle, mais on s’y ennuie, surtout en hiver. La musique sait aussi s’emballer pour représenter les émois de la jeune femme et lorsqu’on couple cela aux dessins animés, cela donne un mini court-métrage d’animation qui laisse sans voix.
Ainsi, Hiver à Sokcho réussit le tour de force de bien intégrer la bande-dessinée à sa scénographie et à sa narration tout en offrant des propositions visuelles fortes et immersives, le tout soutenu par des moments de fulgurances comiques et le jeu tout en nuances d’Isabelle Caillat. Cependant, on reste quelque peu sur sa faim devant l’objet théâtral qui hésite entre son statut de pièce et celui de bande-dessinée. Une adaptation complète vers la seconde renferme un potentiel plus que prometteur là où la pièce peine à convaincre complètement.
25 janvier 2022
Par Antoine Klotz