Par Hugo Merzeau
Le Dragon d’or / Composé par Peter Eötvös / Livret de Roland Schimmelpfennig / Mise en scène par Julien Chavaz / Direction Musicale Gabriella Teychenné / Comédie de Genève / du 20 au 23 janvier 2022 / Plus d’infos.
Le NOF-Nouvel Opéra Fribourg produit la création de son directeur Julien Chavaz, Le dragon d’Or, en coproduction avec le Grand Théâtre de Genève et la Comédie de Genève, qui l’accueille en première. À la croisée des genres, cet opéra moderne a été composé en 2014 par Peter Eötvös à partir de la pièce éponyme écrite en allemand en 2009 par Roland Schimmelpfennig. En collaboration avec l’Ensemble Contrechamps, dirigé par Gabriella Teychenné, il s’agit pour Julien Chavaz, dans la continuité de ce qu’il fait à la direction du NOF, de moderniser l’art lyrique et d’en explorer les limites.
La salle modulable ouvre ses portes aux spectateurs.trices sans rien voiler de ses recoins, laissant ainsi à vue l’orchestre en fond de scène, les accessoires et costumes à cour et à jardin, et, au centre, un immense rectangle bleu sur lequel sont disposés cinq objets de cuisine. Ce rectangle permet ainsi de délimiter dans une certaine mesure l’espace de jeu et le hors-scène. Il n’y aura aucun décor supplémentaire si ce n’est un avion accroché aux cintres, et qui ne descendra que plus tard sur le plateau. La scénographie fonctionne principalement avec des jeux de lumières qui créent des espaces sur scène ou la plongent dans le noir, mettant en jeu le hors-scène, notamment l’orchestre. Les nombreuses trappes dans la scène soutiennent ces jeux de lumières dans la création d’espaces de jeu différenciés. Cette esthétique minimaliste est encore renforcée par le choix d’une tonalité monochrome bleue pour les costumes, les accessoires et la scène. Cinq chanteur.se.s performent dans cet espace dix-huit rôles en alternant voix chantée et parlée, en allemand sur-titré en français. Les personnages sont réduits à des gestes caricaturaux ou fondus dans des pantomimes de groupes, perdant ainsi leur individuation , dans un travail d’homogénéisation.
Vingt-deux scènes se succèdent, tissant, bribe par bribe, une histoire scindée initialement en trois fils qui convergent dans leur conclusion. Un lieu commun les relie : Le dragon d’Or, restaurant chinois-thaïlandais-vietnamien. Le premier de ces fils narratifs est l’histoire d’un immigré chinois qui travaille dans les cuisines de ce restaurant et qui souffre d’un horrible mal de dent. De sa condition d’immigré à sa mort des suites d’un arrachage de cette dent, son histoire sera tragique : venu chercher sa petite sœur dont sa famille n’a aucune nouvelle, il ne la trouvera jamais. Le second est une fable de la cigale et la fourmi anthropomorphisée, la fourmi devenant une sorte de chef ouvrier et la cigale une immigrée chinoise, que l’on déduit être la sœur disparue. Celle-ci subit un destin tout aussi tragique que son frère : elle est violée à plusieurs reprises avant d’être déclarée « cassée » et ce, dans l’immeuble même dans lequel se trouve le restaurant. Enfin, le troisième fil tourne autour de deux hôtesses de l’air, venues manger au dragon d’Or, et qui ont trouvé la dent du premier personnage dans leur soupe. Ces scènes se succèdent sans être reliées de manière explicite entre elles, dans une narration rhizomique avec peu de liens de cause à effet. En plus de la musique, il y a donc deux facettes qui fonctionnent de concert pour créer un effet d’harmonie, d’une part un travail esthétique autour du monochrome et d’une forme minimaliste, qui crée un espace dans lequel les limites se fondent les unes dans les autres pour mieux disparaitre ; d’autre part, une proposition narrative hétérogène et complexe qui mêle et entre-mêle les fils sans jamais expliciter clairement ses points de jonction, laissant aux spectateur.trice.s l’interprétation de ces actions violentes qui se déroulent sur scène. Ces choix instaurent une distanciation qui prend la forme d’une déshumanisation de l’immigrée chinoise en cigale, de la mort par suite d’un arrachage « comique » de dent, une certaine édulcoration langagière, etc…, oscillant ainsi toujours entre le burlesque et le cruel.