Par Céline Bignotti
Une critique sur le spectacle :
Le Balcon ou la Maison d’illusions / D’après Jean Genet / Mise en scène par Sandra Gaudin / Cie un air de rien / La Grange de Dorigny hors les murs / du 17 au 23 décembre / Plus d’infos.
La metteuse en scène Sandra Gaudin et la compagnie lausannoise Un Air de Rien proposent à la Grange de Dorigny, hors-les-murs à l’Arsenic, une transposition dans un contexte moderne du Balcon (1956), pièce controversée de Jean Genet jouée pour la première fois en 1960 à Paris. Le spectateur est conduit à travers un voyage dans l’absurde, au-delà de la frontière entre réalité et fiction, qui lui permet de pénétrer dans les coins les plus sombres de l’esprit humain et du désir sexuel.
Les clients du Balcon, maison close tenue par Madame Irma, se livrent à d’étranges cérémonies sexuelles dans les divers salons. Ils jouent, dans leurs pratiques sadomasochistes, à être Évêque, Juge, Général, Bourreau, Voleuse. Contrairement au Public (El Público) (1929-1930) de Federico García Lorca, où les thèmes liés à la sexualité, et en particulier à l’homosexualité et aux pratiques sadomasochistes, étaient traités de manière allégorique, dans la pièce de Genet, ils sont abordés de manière extrêmement explicite. Dans cet univers d’illusions, chaque client aspire à trouver son propre épanouissement sur le plan sexuel. En même temps, à l’extérieur de la maison close se déroule une révolution menée par une ancienne prostituée, Chantal. Madame Irma attend avec impatience l’arrivée du Chef de la police, Georges, qui protège sa maison. Pour lui, la révolte est l’occasion de devenir enfin un héros, c’est-à-dire d’accéder à la dignité d’être représenté comme une espèce de despote dans un salon de la maison close, le salon du Mausolée. Après que l’envoyé de la reine a annoncé que le Palais royal a sauté, il proposera à Madame Irma et à ses clients, pour sauver l’ordre établi, d’incarner « vraiment » les figures du pouvoir en s’exposant au balcon devant les partisans. À la fin, même la croyance qu’il existe une “vraie” réalité à l’extérieur de la maison s’avère être elle aussi une illusion, la preuve étant qu’il suffit d’assassiner Chantal, le symbole, pour supprimer l’essence même de la révolution.
Le point fort du spectacle est sans aucun doute la scénographie qui met en évidence le thème des illusions. Le trouble entre réalité et fiction est produit par plusieurs miroirs (dont certains déformants) et écrans qu’Irma utilise à la manière d’un « Big brother » pour surveiller les cérémonies sexuelles dans les différents salons de la maison. Comme dans le célèbre roman d’Orwell, Sandra Gaudin situe la scène dans une réalité futuriste et dystopique qui met en évidence une critique de notre société contemporaine. C’est surtout grâce à la présence des technologies liées à l’audiovisuel que le spectacle est très près de notre réalité. Cela, évoque notre propre relation avec les réseaux sociaux et en particulier l’importance de l’image comme medium et la création de nouvelles réalités (ou fictions ?) digitales. Les espaces scéniques sont différents dans chaque tableau (la pièce en compte neuf au total), mais paradoxalement tous ces espaces ne désignent qu’un seul univers : celui de l’apparence, « la glorification de l’image et du reflet, et de la célébration du néant » pour reprendre les termes de Genet lui-même.
Des possibles rapprochements avec notre société ont séduit la metteuse en scène : « Ce texte m’évoque quelque chose proche de la science-fiction, un peu à la Matrix » explique Sandra Gaudin, « la résonance de la pièce est très moderne, avec ce jeu des apparences de notre société défilant sur des écrans » (Le Matin Dimanche, 12 décembre 2021). Les personnages impliquent le public en s’adressant directement à lui, comme le fait par exemple la figure de l’envoyé qui, en sortant de scène salue les spectateurs de manière amicale. Le public devient ainsi à son tour un “reflet” de ce monde illusoire. Avec cette rupture du quatrième mur, le lien entre réalité et fiction, dont le public fait entièrement partie, est encore souligné. Comme Genet, la metteuse en scène ne cherche pas ici à représenter la vie au théâtre, et n’est pas en quête d’une vérité absolue, mais au contraire son théâtre grotesque et hyperbolique souligne la fausseté dans la représentation. À la fin de la pièce, Madame Irma, désormais couronnée reine, prononce cette phrase de conclusion adressée au public : « Il faut rentrer chez vous, où tout, n’en doutez pas, sera encore plus faux qu’ici ». Le spectacle fait écho à ce projet : la fiction s’y déclare comme telle, par rapport à une réalité qui se révèle être une fiction à son tour.