Par Valentine Bovey
Une critique sur le spectacle :
Aucune Idée / Mise en scène par Christoph Marthaler / Théâtre de Vidy / du 5 au 14 décembre 2021 / Plus d’infos.
« Tu as compris ? » demande mon voisin à sa femme, à la fin de la pièce. Elle éclate d’un rire entendu. Cette création originale de Christophe Marthaler fait l’effet de ces plaisanteries élaborées qui se finissent en queue de poisson. Au-delà de la fable, ce duo de vieux amis (Marthaler a en effet travaillé avec Graham F. Valentine, qu’il connaît de longue date), accompagné musicalement sur scène par Martin Zeller, offre une expérience du temps nouvelle aux spectateur·rice·s : les tribulations musicales et quotidiennes, marquées par la dissonance et le dysfonctionnement, de deux voisins (ou plus ?) dans un hall d’immeuble. Si le projet est marqué par des trouvailles comiques indéniables, certains passages en deviennent hermétiques à cause de la complicité manifeste entre le metteur en scène et son acteur favori.
Le décor est parfaitement réaliste et éminemment quotidien, dans la tradition de Marthaler : l’intérieur d’un hall d’immeuble, avec cinq portes, deux boîtes aux lettres et un appartement vu en coupe, duquel on ne voit qu’un mur, le parquet et un radiateur – qui sera, contre toute attente, un protagoniste important de ce spectacle. Dans cet appartement répète un joueur de viole de gambe, accompagné d’un lecteur-cassette portable complètement démodé. Martin Zeller donne immédiatement le ton, ou plutôt, la fausse note : il exagère, joue à contretemps, s’imagine faire partie d’un orchestre mais n’émet que des sons criards . Au fil de la pièce, il s’attaquera à un répertoire éclectique allant de Bach à Léo Ferré, magistralement. D’une des portes sort un autre personnage – ou plusieurs ? – qui traverse plusieurs fois le décor en silence, joué par le célèbre Graham F. Valentine, ami de longue date du metteur en scène Christophe Marthaler. Ce dernier a pour projet de rénover le théâtre musical, genre légèrement démodé pour la partie jeune des spectateur·rice·s de Vidy présente dans la salle. Mais cette partition est ici traitée sur le mode du clownesque, par des effets de répétition et de boucle qui évoquent le théâtre de l’absurde.
On comprend rapidement qu’il s’agit d’une histoire de voisinage, émaillée de phrases et d’interactions banales entre voisins, peut-être amis, mais qui se vident de sens au fur et à mesure de leur répétition, ainsi que par des scènes qui rompent complètement avec le réalisme que le décor semblait annoncer, pour la plus grande joie des spectateur·rice·s. Par exemple, Graham F. Valentine joue un cambrioleur fort poli qui demande à l’un des habitants de l’immeuble s’il peut le cambrioler, sur la base d’une liste de recommandation des appartements les plus luxueux, tout en se plaignant d’avoir dû monter des escaliers. Ces trouvailles comiques accompagnent des scènes plus dérisoires : ouverture maintes fois ratée de la boîte aux lettres, visite récurrente pour demander des œufs et de la farine, déclamation d’un catalogue de bricolage, etc. En parallèle, le violoncelliste est interrompu dans sa répétition quotidienne, ce qui entraînera plusieurs tentatives pour résoudre le problème – jusqu’à voir Graham prononcer un poème dada face au chauffage. Ce dernier – oui, le chauffage – finira par se rebeller contre son propriétaire.
Le duo formé par Martin Zeller et Graham F. Valentine met en valeur ce dernier, qui est au centre des mécanismes comiques de la pièce. Quelques excellentes trouvailles – notamment celle de la boîte aux lettres qui crache des lettres, publicités, puis des bibles ! – amènent des ruptures toujours plus grandes avec la situation initiale déjà floue, mais l’accumulation de ces situations comiques crée parfois un effet de trop-plein, voire de saturation. Certaines interactions évoquent parfois la nostalgie des amis Marthaler et Valentine ayant fait leur carrière en parallèle pouvant enfin se rencontrer sur un projet commun très personnel, ce qui rend le spectacle quelque peu hermétique. La lenteur énigmatique de la pièce charme parfois, mais peut devenir agaçante sur la longueur, si l’on ne connaît pas la biographie du metteur en scène suisse et de l’acteur d’origine écossaise, qui se sont rencontrés à dix-sept dans un foyer protestant pour étudiants dans lequel ils ont fait scandale en improvisant un spectacle. Cette histoire commune explique peut-être pourquoi la mythologie personnelle prend parfois le pas sur l’expérience théâtrale en elle-même.
C’est pourtant dans le lent démantèlement du quotidien mis en scène que le spectacle offre une expérience étonnante aux spectateur·rice·s : les dysfonctionnements, fausses notes, quiproquos et actions récurrentes évoquent un temps suspendu, dans lequel se sont accumulées beaucoup d’expériences, mais qui deviennent absurdes tant elles ont été répétées. Ces interactions toujours dysfonctionnelles des deux comédiens avec leur environnement évoquent parfois une forme de démence, qui n’est cependant qu’à peine thématisée. Au trop-plein se succède parfois une absence bienvenue : de temps en temps, la scène se vide, et ce sont uniquement les sons – morceaux, chansons, ritournelles, claquements de portes – qui l’animent, pour nous faire profiter pleinement de la possibilité d’habiter un temps enfin lent. À contre-courant de la cadence parfois soutenue adoptée par le théâtre contemporain pour captiver son public habitué à un rythme de vie trépidant, ce parti pris peut tant séduire qu’ennuyer. En tout cas, l’expérience vaut le détour.