D’après Jean Genet / Mise en scène par Sandra Gaudin / Cie un air de rien / La Grange de Dorigny hors les murs / du 17 au 23 décembre 2021.
Des deux côtés du miroir
17 décembre 2021
Par Nathan Maggetti
Revisitant le classique de Jean Genet, Sandra Gaudin le teinte d’une exubérance et d’un comique rafraîchissants. L’esthétique kitsch et la direction d’acteur.ice.s qui joue sur l’excès construisent un Balcon tout en illusions, où pulsions et désirs dictent leur réalité, élaborent des mondes qui deviendront vrais à force de ne pas exister. Miroir du « bordel dans lequel nous vivons », le spectacle en donne un reflet au scintillement de boule à facettes, explorant les nombreuses dimensions du texte de Genet, celles de l’univers des représentations et celles de l’espace scénique. Avec une éparpillement visuel répondant au bal des illusions que proposait Genet.
Une révolte gronde dans la ville. Nous en entendons par moments les cris, les rafales, nous ne la verrons pas, ou presque : c’est dans le Balcon, lupanar d’Irma, que nous sommes plongé.e.s. Ici, les clients endossent le rôle qu’ils choisissent, selon un scénario qu’ils ont communiqué au préalable. Nous en voyons trois, un évêque, un juge et un général, l’un après l’autre, chacun embrassant ses fantasmes de domination dans un décor sur mesure. La mise en scène insiste, par les costumes et la pantomime loufoques, ainsi qu’en montrant sans cesse les structures du dispositif spectaculaire, sur la vanité et la fragilité de leurs rôles Mise en abyme brechtienne, le spectacle exhibe les caméras d’Irma, dont la chambre est tapissée d’écrans de surveillance, soulignant la fictionnalité des situations projetées sur l’arrière-scène. C’est le point de vue d’Irma que l’on adopte pendant tout le spectacle, dans sa chambre d’où s’organisent les activités de la maison, se retrouve le personnel et sont discutés les événements politiques extérieurs, rapportés par le chef de la police.
Dans cette chambre, dans cette pièce, rien ne semble jamais atteignable directement, sans le truchement de quelque voile, quelque représentation intermédiaire, quelque déguisement. Les costumes – ceux d’évêque, de juge et de général, mais aussi ceux, entre nuisettes et tenues BDSM, des employé.e.s – témoignent de la labilité des identités de chacun.e. Ils mettent aussi en lumière l’auto-référentialité du propos déjà présente dans le texte de Genet. Comme les scènes factices du Balcon, le théâtre n’est-il pas, en effet, une illusion, une expression de fantasmes et de désirs, qui imite la réalité mais peut aussi finir par s’en emparer, s’y substituer, s’y confondre ? La séparation de la scène en plusieurs espaces, non pas les uns à côté des autres, mais les uns derrières les autres, appuie cette impression : dévoilés en arrière-plan ou émergeant au contraire devant un autre lieu, les lieux de l’intrigue ont le caractère flottant d’une représentation, l’aspect fragile d’un rêve. Rideaux, écrans, projections signalent la théâtralité de chacun des instants, interrogent la concrétude du réel et signifient la précarité ontologique des représentations mentales.
Précaires, les représentations n’en sont pas moins, puisqu’omniprésentes, la seule réalité du monde : la fascination de Genet pour les fantasmes de domination, exprimée sur scène par le surjeu des comédien.ne.s, explore cette fragilité du réel. La matérialisation de l’immatériel, au centre d’un texte qui traite de la réalisation simulée de fantasmes, est toujours subvertie par l’inconsistance des situations et personnages, aspect sur lequel la mise en scène joue malicieusement. L’intrigue, dans laquelle les clients du Balcon sont amenés à devenir les réels interprètes de leur rôle, pointe le fait que ce n’est ni la fiction qui rattrape la réalité, ni l’inverse : les deux s’entrelacent, sans cesse et depuis toujours, dans quelque chose qui tient de l’hyperréalité baudrillardienne. Le Balcon porte bien son titre : la pièce parle d’une existence toujours comme au seuil d’elle-même, d’un promontoire duquel on voit les choses sans y accéder, mais lieu réel néanmoins ; la mise en scène de Sandra Gaudin le rappelle bien, se montrant en balcon bien plus qu’en miroir. Ou si elle est un miroir, alors, nous existons également des deux côtés.
17 décembre 2021
Par Nathan Maggetti
Rendez-vous osé de l’autre côté du miroir
17 décembre 2021
Par Céline Bignotti
La metteuse en scène Sandra Gaudin et la compagnie lausannoise Un Air de Rien proposent à la Grange de Dorigny, hors-les-murs à l’Arsenic, une transposition dans un contexte moderne du Balcon (1956), pièce controversée de Jean Genet jouée pour la première fois en 1960 à Paris. Le spectateur est conduit à travers un voyage dans l’absurde, au-delà de la frontière entre réalité et fiction, qui lui permet de pénétrer dans les coins les plus sombres de l’esprit humain et du désir sexuel.
Les clients du Balcon, maison close tenue par Madame Irma, se livrent à d’étranges cérémonies sexuelles dans les divers salons. Ils jouent, dans leurs pratiques sadomasochistes, à être Évêque, Juge, Général, Bourreau, Voleuse. Contrairement au Public (El Público) (1929-1930) de Federico García Lorca, où les thèmes liés à la sexualité, et en particulier à l’homosexualité et aux pratiques sadomasochistes, étaient traités de manière allégorique, dans la pièce de Genet, ils sont abordés de manière extrêmement explicite. Dans cet univers d’illusions, chaque client aspire à trouver son propre épanouissement sur le plan sexuel. En même temps, à l’extérieur de la maison close se déroule une révolution menée par une ancienne prostituée, Chantal. Madame Irma attend avec impatience l’arrivée du Chef de la police, Georges, qui protège sa maison. Pour lui, la révolte est l’occasion de devenir enfin un héros, c’est-à-dire d’accéder à la dignité d’être représenté comme une espèce de despote dans un salon de la maison close, le salon du Mausolée. Après que l’envoyé de la reine a annoncé que le Palais royal a sauté, il proposera à Madame Irma et à ses clients, pour sauver l’ordre établi, d’incarner « vraiment » les figures du pouvoir en s’exposant au balcon devant les partisans. À la fin, même la croyance qu’il existe une “vraie” réalité à l’extérieur de la maison s’avère être elle aussi une illusion, la preuve étant qu’il suffit d’assassiner Chantal, le symbole, pour supprimer l’essence même de la révolution.
Le point fort du spectacle est sans aucun doute la scénographie qui met en évidence le thème des illusions. Le trouble entre réalité et fiction est produit par plusieurs miroirs (dont certains déformants) et écrans qu’Irma utilise à la manière d’un « Big brother » pour surveiller les cérémonies sexuelles dans les différents salons de la maison. Comme dans le célèbre roman d’Orwell, Sandra Gaudin situe la scène dans une réalité futuriste et dystopique qui met en évidence une critique de notre société contemporaine. C’est surtout grâce à la présence des technologies liées à l’audiovisuel que le spectacle est très près de notre réalité. Cela, évoque notre propre relation avec les réseaux sociaux et en particulier l’importance de l’image comme medium et la création de nouvelles réalités (ou fictions ?) digitales. Les espaces scéniques sont différents dans chaque tableau (la pièce en compte neuf au total), mais paradoxalement tous ces espaces ne désignent qu’un seul univers : celui de l’apparence, « la glorification de l’image et du reflet, et de la célébration du néant » pour reprendre les termes de Genet lui-même.
Des possibles rapprochements avec notre société ont séduit la metteuse en scène : « Ce texte m’évoque quelque chose proche de la science-fiction, un peu à la Matrix » explique Sandra Gaudin, « la résonance de la pièce est très moderne, avec ce jeu des apparences de notre société défilant sur des écrans » (Le Matin Dimanche, 12 décembre 2021). Les personnages impliquent le public en s’adressant directement à lui, comme le fait par exemple la figure de l’envoyé qui, en sortant de scène salue les spectateurs de manière amicale. Le public devient ainsi à son tour un “reflet” de ce monde illusoire. Avec cette rupture du quatrième mur, le lien entre réalité et fiction, dont le public fait entièrement partie, est encore souligné. Comme Genet, la metteuse en scène ne cherche pas ici à représenter la vie au théâtre, et n’est pas en quête d’une vérité absolue, mais au contraire son théâtre grotesque et hyperbolique souligne la fausseté dans la représentation. À la fin de la pièce, Madame Irma, désormais couronnée reine, prononce cette phrase de conclusion adressée au public : « Il faut rentrer chez vous, où tout, n’en doutez pas, sera encore plus faux qu’ici ». Le spectacle fait écho à ce projet : la fiction s’y déclare comme telle, par rapport à une réalité qui se révèle être une fiction à son tour.
17 décembre 2021
Par Céline Bignotti