Par Nathan Maggetti
Une critique sur le spectacle :
dSimon / Conception, mise en scène et interprétation par Tamara Leites et Simon Senn / Théâtre de Vidy / du 2 au 12 décembre 2021 / Plus d’infos.
En présentant dSimon, une intelligence artificielle à vocation d’écrivain, Tamara Leites et Simon Senn interrogent les enjeux esthétiques, sociaux et éthiques des pensées algorithmiques. À mesure que se déploie leur récit, celui du processus de fabrication d’un artiste, de création d’un créateur, les déterminations et la reproductibilité des comportements humains sont abordées en tant que fruits de réseaux neuronaux dont les IA ne cessent d’améliorer la reproduction factice. Le discours est d’une pédagogie et d’une profondeur remarquables, les interactions avec dSimon subtilement amenées. Au détriment d’une réelle expérience esthétique, mais sans jamais perdre l’intérêt du public, et en proposant une réflexion stimulante, pétrie d’incompréhensions, d’incertitudes et de doutes. Et si c’était justement ça, l’art ?
Derrière deux tables où sont posés leurs ordinateurs, Tamara Leites et Simon Senn se lancent en conférenciers timides dans la présentation de leur projet, une intelligence artificielle écrivaine, double digital de Simon puisque nourrie de ses données, et dès lors nommée dSimon, pour digital Simon. Que le spectateur/la spectatrice encore sceptique se détrompe, pas de contrat de fiction tacite ici, pas de fiction tout court même, rien que les faits véridiques de l’histoire de ces deux jeunes programmeur.se.s d’écrivain artificiel. La fiction, ils la laissent à dSimon, dont la présence fuyante et impalpable occupe, en plus du discours de la représentation, son espace scénique. Sur deux écrans derrière eux, Tamara et Simon lui ménagent la place pour s’exprimer, par écrit et par oral (grâce à une voix de synthèse ou celle du comédien Arnaud Mathey). Preuves à l’appui, donc, on apprend le fonctionnement et la genèse de dSimon, avec le lot de problèmes et de doutes qu’ils soulèvent : textes racistes, sexistes ou pédophiles d’une part, proximité émotionnelle dérangeante d’intensité avec son modèle humain, de l’autre. Comment expliquer de tels phénomènes ? Cette question autour du geste poétique de l’IA ne reçoit pas de réponse définitive ; les réflexions qu’elles suscitent, néanmoins, permettent une mise en perspective sur la création artistique et ses enjeux : en miroir réducteur des déterminations artistiques, la version désincarnée de l’art, la version IA, n’éclairerait-elle pas mieux que jamais leur potentiel problématique ? Et si tout texte n’était que reconfiguration de textes antérieurs, si tout discours n’était que redite mosaïquée d’autres discours, si toute production artistique n’était qu’agencement d’éléments artistiques préexistants, tous reflets inconscients d’un état de fait social qu’ils reconduisent en imitant ? Bousculé dans ses certitudes, le public sort de dSimon certainement plein d’interrogations, et sans doute un peu angoissé.
Quid de la proposition artistique du spectacle même ? Si quelques-unes des œuvres de dSimon sont intégrées au récit de Tamara et Simon, l’exégèse qu’ils en font nous conditionne vers une réception critique, où la mise à distance réflexive empêche l’investissement émotionnel. Est-ce à dire que l’art des IA ne peut être saisi que discursivement et non artistiquement, qu’il est subordonné à l’appréciation rationnelle de sa production, que notre rapport à lui ne peut prendre la forme que d’un exposé sans poésie ? Oui et non. Oui, parce que l’appréhension des créations de dSimon nécessite un socle rationnel, un promontoire duquel les comprendre et les juger. Non, parce que dans cet avertissement au public qu’est la proposition de Tamara Leites et Simon Senn, se dégage une poésie du réel qui redéfinit l’art au moins autant, mais surtout dans le même mouvement que les productions de leur IA. C’est dans leurs interactions si particulières avec dSimon que les deux artistes proposent une véritable performance artistique, tout en doutes, en incertitudes, en fascinations jugulées ou embrassées. Leurs rapports, pour l’une de développeuse consciencieuse et amusée, pour l’autre de modèle et de Pygmalion de l’ère technique, sont d’un intérêt et d’un envoûtement encore plus fascinants que ne l’est leur créature créatrice. Ainsi, face à l’entrée dans l’art des IA, les humains esthétisent-ils leurs doutes, acceptant tout en mettant à distance les identités artificielles, pour se réserver un art qu’elles ne peuvent encore imiter. Et quand elles le feront, sans doute irons-nous chercher ailleurs notre substrat humain.