Je suis devenue ma vérité
D’après la pièce Introspection de Peter Handke / Mise en scène par Sarah Eltschinger / Équilibre Nuithonie / du 08 au 12 décembre / Critiques par Nathan Maggetti et Noémie Jeannet .
“J’ai applaudi à contre-temps”
8 décembre 2021
Par Nathan Maggetti
Quand un spectacle nous déplaît, après la première réaction de rejet , on cherche à mieux le comprendre. On cherche à comprendre ce qui aurait pu plaire à quelqu’un d’autre, on cherche ce que l’on a omis qui nous aurait plu. Après réflexion, ce qui me plaît, dans Je suis devenue ma vérité, c’est de ne pas l’avoir aimé. La mise en scène de Sarah Eltschinger pose des questions comme malgré elle, qui à force de rumination finissent par en éclairer la profondeur. Et me voilà rattrapé par la proposition scénique – ou par moi-même ?
Cela commençait bien, pourtant. Vrombissement, crissement de pneus et bruit de collision font taire d’un coup les spectateurs encore bavards devant la scène totalement obscure. Deux phares s’allument, découpant, dans une dense fumée, la silhouette d’une femme gisante : Anna, incarnée par Prune Beuchat, puis dédoublée entre celle-ci et Délia Krayenbühl. Son agonie s’accompagne d’une introspection dont les deux comédiennes, identiquement vêtues et coiffées, se font tour à tour la voix, se partageant le long monologue qui forme la pièce Introspection, créée en 1966 par Peter Handke. Une introspection sous forme de longue liste énumérative des conditionnements, contraintes et rébellions de sa vie : déterminations sociales, sociétales, morales, culturelles d’une part, refus d’obtempérer et transgressions de l’autre. Outre la longueur et la répétitivité du texte, c’est l’absence de cohésion d’ensemble, de structure qui déplaît. La mise en scène ne forme pas une proposition cohérente qui permettrait de mettre le texte en valeur. La répartition entre les deux voix et la diction semblent aléatoires, sans rapport avec le propos ; les lumières, tour à tour blanches, bleues, rouges ou éteintes, n’appuient pas le discours plus que ne semblent le faire les objets, suspendus par des fils, qui flottent au-dessus des comédiennes. Ces dernières parfois se fâchent, parfois rient, parfois nous font face, parfois se font face : le contenu du texte reste, lui, monotone, et l’énumération des actes de la vie d’Anna n’en finit pas.
Mais tout cela, pourquoi ? Pourquoi cette inadéquation des corps aux mots, du décor au propos ? Sans doute le projet est-il ailleurs, dissimulé, comme souterrain ; sans doute faut-il l’en extraire des phénomènes, réaliser, de cette introspection qui nous est montrée, la psychanalyse. Parce qu’on ne peut vraiment se fier aux phrases d’Anna, à y repenser. La pièce d’Handke suggère dans sa forme même une certaine mauvaise foi du personnage. Parce que, sur scène aussi, ce dédoublement du personnage en deux comédiennes ne manifeste pas une réelle mise à distance de soi, une auto-analyse objectivée : elles finissent les phrases l’une de l’autre, travaillent de concert à prouver leurs rébellions passées et à affirmer leur identité. Ou plutôt celle d’Anna, en porte-à-faux avec les normes, s’extirpant de ses déterminations en les contrecarrant, trouvant dans son émancipation et ses bravades une individualité propre. Ou peut-être pas, au fond. Les objets suspendus au plafond y restent, immobiles, immuables ; les lumières ne sont rien d’autre qu’un gyrophare d’ambulance, dans le lointain de la perception d’Anna, indépendant de ses pensées quoi qu’elle ressasse. Mais ses révoltes, alors, son refus de la conformité et son insoumission aux règles ? « J’ai craché à terre dans un lieu où cracher était inconvenant », « J’ai parlé à voix basse quand il seyait de parler haut », « J’ai joué au mépris des conventions » : autant de transgressions soumises aux normes qu’elles transgressent, soumises au partage que les normes opèrent.
Le spectacle ne performerait-il donc pas, alors, sur nous qui formons le public, ces injonctions qui nous conditionnent forcément ? En donnée externe à nous, le spectacle, du moment qu’on y assiste, subordonne notre réaction à son existence. Une fois défini en spectateur, c’est toujours par rapport au spectacle que j’agis, jusque dans mon rejet : son mécanisme est ainsi similaire à celui des injonctions et contraintes sociales qu’explore Introspection. N’étais-je pas son otage, et les choses qui m’en ont déplu n’étaient-elle pas justement la marque de cette prise d’otage, que le texte dévoilait, sur un autre plan, à propos d’Anna ? Extraordinaire tour de force et remarquable démonstration pratique des interrogations, chères à Handke : Outrage au public, créé la même année qu’Introspection, creusait de façon provocatrice la question du rapport au public et des contraintes qui en structurent la condition ! Ce renversement, peut-être, n’est aucunement intentionnel, et n’en est un que pour moi ; je choisis d’y croire, comme Anna, une fois l’unification de ses deux avatars pleinement effectuée en fin de spectacle, choisit de croire qu’elle est devenue sa vérité.
8 décembre 2021
Par Nathan Maggetti
Les rôles de notre vie
8 décembre 2021
Par Noémie Jeannet
Sarah Eltschinger met en scène un texte de Peter Handke relatant l’histoire d’Anna, une femme ayant vécu un accident de voiture. Se retrouvant aux portes de la mort, celle-ci s’interroge sur sa vie dans un long monologue introspectif. Deux comédiennes incarnent ce personnage aux multiples identités. Bien que la mise en scène soit en cohérence avec le message du texte, le rythme lent du spectacle provoque un effet de pesanteur.
Le titre de la pièce originale, Selbstbezichtigung (« auto-accusation ») indique déjà dans quel sens le récit d’Anna va se diriger. En effet, il s’agit d’une liste d’injonctions sociétales qu’Anna a subies tout au long de sa vie, récitées par une première comédienne, Prune Beuchat puis par une seconde, Délia Krayenbühl, représentant une autre facette de l’identité d’Anna. Celle-ci semble plus affirmée, plus courageuse. A elles deux, elles récitent les regrets d’une vie passée. L’agacement se fait ressentir entre elles. Néanmoins, elles se rendent progressivement compte qu’elles représentent une et même personne. En effet, au début, Anna fuit, physiquement, ce nouveau personnage qui la suit. Son regard est également fuyant. A la fin, elles semblent se réconcilier, elles se regardent plus tendrement, leurs corps se rapprochent. Le texte est aussi prononcé de façon plus douce et joyeuse. La chanson entonnée à l’unisson par les deux comédiennes nous convainc définitivement de la réconciliation entre les deux identités d’Anna.
Le jeu de lumière amène au spectacle une atmosphère en symbiose avec le texte. Au début, les phares de la voiture qui a provoqué l’accident d’Anna éclairent les spectateurs de plein fouet. On en est presque éblouis. Le reste de l’espace scénique est complètement plongé dans le noir. Anna est allongée par terre. Elle commence très lentement à se lever, récitant des phrases courtes faisant allusion à son enfance et à ses premières heures sur terre. Les débuts de phrases se répètent : « je me souviens », par exemple, décliné dix fois de suite. La scène est toujours plongée dans le noir. La comédienne se déplace, on la suit par le son de sa voix. La deuxième surgit d’entre les phares de voiture. Puis la lumière se fait grâce à des projecteurs installés de chaque côté de la scène sous lesquels se tiennent les deux femmes. Lors de leur face-à-face, des voix comme étouffées semblent émaner des personnes dans le réel qui s’affolent autour du corps d’Anna. On sent qu’Anna prend conscience de sa situation. Pas par ses mots, mais par ses expressions faciales exprimant une certaine angoisse. Le texte continue, quoiqu’il arrive, à lister tous les regrets, toutes les colères du personnage. Des lumières rouges s’allument. On comprend que c’est la fin pour Anna. Et puis, une lumière bleue, une musique sainte. Est-elle arrivée au paradis ?
L’espace scénique symbolise l’intérieur psychologique d’Anna. On le comprend notamment par les lumières qui semblent suivre les humeurs changeantes du personnage : lorsqu’elle semble se réconcilier avec sa deuxième identité, les lumières deviennent plus claires. Les deux personnages rappellent à quel point nous sommes composés de plusieurs identités dictées par la société. La confrontation des deux figures incarnant Anna montre bien à quel point, en tant qu’individu, nous devons endosser des identités différentes selon la situation vécue. L’ambiance lourde provoquée par la lumière et les bruitages inquiétants puis les silences, ainsi que la lenteur du début amènent un ton encore plus angoissant au spectacle.
La mise en scène de Sarah Eltschinger est ambitieuse. Amener à la scène un texte aussi « répétitif » que celui de Paul Handke reste un défi. Elle parvient à souligner le poids que les normes de la société peuvent avoir sur l’être humain. On en sort perturbé, voire tendu et même un peu déprimé. Le rythme lent de la représentation alourdit le sujet sans provoquer une quelconque introspection en miroir chez le spectateur. On perd le fil de ce long monologue, l’attention se focalise alors sur les expressions des comédiennes, ou le jeu de lumière mis en place. De plus, les déplacements sont rares, les comédiennes restent assez statiques, même si Délia Krayenbühl s’aventure dans quelques mouvements plus dansants qui amènent un peu de légèreté à la pièce. Dommage que ceux-ci ne soient pas plus nombreux, car ils font du bien et allègent l’ambiance générale du spectacle, dont on sort écrasé.
8 décembre 2021
Par Noémie Jeannet