«J’ai applaudi à contre-temps »

Par Nathan Maggetti

Une critique sur le spectacle :

Je suis devenue ma vérité/ D’après la pièce Introspection de Peter Handke / Mise en scène par Sarah Eltschinger / Équilibre Nuithonie / du 08 au 12 décembre / Plus d’infos.

© Pierre-Yves Massot

Quand un spectacle nous déplaît, après la première réaction de rejet , on cherche à mieux le comprendre. On cherche à comprendre ce qui aurait pu plaire à quelqu’un d’autre, on cherche ce que l’on a omis qui nous aurait plu. Après réflexion, ce qui me plaît, dans Je suis devenue ma vérité, c’est de ne pas l’avoir aimé. La mise en scène de Sarah Eltschinger pose des questions comme malgré elle, qui à force de rumination finissent par en éclairer la profondeur. Et me voilà rattrapé par la proposition scénique – ou par moi-même ?

Cela commençait bien, pourtant. Vrombissement, crissement de pneus et bruit de collision font taire d’un coup les spectateurs encore bavards devant la scène totalement obscure. Deux phares s’allument, découpant, dans une dense fumée, la silhouette d’une femme gisante : Anna, incarnée par Prune Beuchat, puis dédoublée entre celle-ci et Délia Krayenbühl. Son agonie s’accompagne d’une introspection dont les deux comédiennes, identiquement vêtues et coiffées, se font tour à tour la voix, se partageant le long monologue qui forme la pièce Introspection,  créée en 1966 par Peter Handke.  Une introspection sous forme de longue liste énumérative des conditionnements, contraintes et rébellions de sa vie : déterminations sociales, sociétales, morales, culturelles d’une part, refus d’obtempérer et transgressions de l’autre. Outre la longueur et la répétitivité du texte, c’est l’absence de cohésion d’ensemble, de structure qui déplaît. La mise en scène ne forme pas une proposition cohérente qui permettrait de mettre le texte en valeur. La répartition entre les deux voix et la diction semblent aléatoires, sans rapport avec le propos ; les lumières, tour à tour blanches, bleues, rouges ou éteintes, n’appuient pas le discours plus que ne semblent le faire les objets, suspendus par des fils, qui flottent au-dessus des comédiennes. Ces dernières parfois se fâchent, parfois rient, parfois nous font face, parfois se font face : le contenu du texte reste, lui, monotone, et l’énumération des actes de la vie d’Anna n’en finit pas.

Mais tout cela, pourquoi ? Pourquoi cette inadéquation des corps aux mots, du décor au propos ? Sans doute le projet est-il ailleurs, dissimulé, comme souterrain ; sans doute faut-il l’en extraire des phénomènes, réaliser, de cette introspection qui nous est montrée, la psychanalyse. Parce qu’on ne peut vraiment se fier aux phrases d’Anna, à y repenser. La pièce d’Handke suggère dans sa forme même une certaine mauvaise foi du personnage. Parce que, sur scène aussi, ce dédoublement du personnage en deux comédiennes ne manifeste pas une réelle mise à distance de soi, une auto-analyse objectivée : elles finissent les phrases l’une de l’autre, travaillent de concert à prouver leurs rébellions passées et à affirmer leur identité. Ou plutôt celle d’Anna, en porte-à-faux avec les normes, s’extirpant de ses déterminations en les contrecarrant, trouvant dans son émancipation et ses bravades une individualité propre. Ou peut-être pas, au fond. Les objets suspendus au plafond y restent, immobiles, immuables ; les lumières ne sont rien d’autre qu’un gyrophare d’ambulance, dans le lointain de la perception d’Anna, indépendant de ses pensées quoi qu’elle ressasse. Mais ses révoltes, alors, son refus de la conformité et son insoumission aux règles ?  « J’ai craché à terre dans un lieu où cracher était inconvenant », « J’ai parlé à voix basse quand il seyait de parler haut », « J’ai joué au mépris des conventions » : autant de transgressions soumises aux normes qu’elles transgressent, soumises au partage que les normes opèrent.

Le spectacle ne performerait-il donc pas, alors, sur nous qui formons le public, ces injonctions qui nous conditionnent forcément ? En donnée externe à nous, le spectacle, du moment qu’on y assiste, subordonne notre réaction à son existence. Une fois défini en spectateur, c’est toujours par rapport au spectacle que j’agis, jusque dans mon rejet : son mécanisme est ainsi similaire à celui des injonctions et contraintes sociales qu’explore Introspection. N’étais-je pas son otage, et les choses qui m’en ont déplu n’étaient-elle pas justement la marque de cette prise d’otage, que le texte dévoilait, sur un autre plan, à propos d’Anna ? Extraordinaire tour de force et remarquable démonstration pratique des interrogations, chères à Handke : Outrage au public, créé la même année qu’Introspection, creusait de façon provocatrice la question du rapport au public et des contraintes qui en structurent la condition ! Ce renversement, peut-être, n’est aucunement intentionnel, et n’en est un que pour moi ; je choisis d’y croire, comme Anna, une fois l’unification de ses deux avatars pleinement effectuée en fin de spectacle, choisit de croire qu’elle est devenue sa vérité.