dSimon

dSimon

dSimon / Conception, mise en scène et interprétation par Tamara Leites et Simon Senn / Théâtre de Vidy / du 2 au 12 décembre 2021 / Critiques par Stella Wohlers et Nathan Maggetti


2 décembre 2021

Le futur est maintenant

© Mathilda Olmi

Après Be Arielle F, Simon Senn revient au théâtre de Vidy avec Tamara Leites pour présenter la complexe et passionnante création d’une intelligence artificielle écrivaine. Alliant performance artistique et conférence, leur spectacle atypique s’invite sur scène pour dépasser les limites du genre théâtral et du temps.

Alors que le public s’installe, ceux que je croyais être comédiens sont sur la scène devant des ordinateurs et des fils électriques, s’affairant visiblement à mettre en place ce qui sera leur matériel pour l’intrigante expérience dans laquelle ils nous accueillent. Tamara porte son masque, comme nous tous dans le public, donnant ainsi une allure d’autant plus futuriste et apocalyptique à un sujet déjà favori des dystopies : l’intelligence artificielle. Simon se tient à côté d’elle, assis, et manipule des logiciels informatiques, ce que nous voyons par la projection sur les deux écrans géants derrière lui. Ils se présentent lorsque les lumières s’éteignent : elle est designeuse informatique, lui est artiste. Ils collaborent sur le développement d’une intelligence artificielle dans le cadre du master de Tamara à la HEAD de Genève, sujet intriguant pour Simon qui a l’habitude de travailler avec la réalité virtuelle.

Grâce à l’intelligence artificielle GPT-3, qui dispose de l’entièreté du contenu d’internet et qui est développée par OpenIA, Tamara peut créer un double de Simon en le nourrissant de tous les écrits qu’a rédigés Simon durant les 15 dernières années. Messages, e-mails, projets académiques ou artistiques… Cette masse d’informations permet ainsi de créer une version digitale de Simon avec laquelle il est possible d’interagir et qui rédige elle-même des textes sur le modèle des écrits de l’artiste. Appelée digital Simon, elle demande d’ailleurs à être renommée dSimon. Le public peut lui aussi converser directement avec dSimon. Tamara entre dans l’interface les questions de certains spectateurs : « Nathan demande : “Comment vas-tu, dSimon ?“ » Et elle réitère la question jusqu’à obtenir une réponse satisfaisante. Aussi, Tamara nous explique avoir créé un site qui permet à tout utilisateur d’obtenir un texte généré par dSimon après un court échange avec lui. Mais dSimon semble produire de plus en plus de textes haineux, homophobes, sexistes, racistes… Si ces propos sont à condamner, des questions se posent : qui est, en fait, condamnable ? Est-ce le logiciel GPT-3, responsable de l’éducation de l’IA ? Tamara la créatrice de l’IA ? Peut-on seulement envisager un troisième acteur, l’IA elle-même ?

Ce spectacle se trouve ainsi à mi-chemin entre conférence à visée didactique et performance artistique par l’exposition de ce fascinant projet. Si, comme moi, certains spectateurs ont pu dans un premier temps s’étonner de voir ce format s’inviter au théâtre, il n’empêche que cette curieuse alliance a finalement toute sa place sur la scène de la salle René Gonzalez. Tamara et Simon partagent leur expérience personnelle avec leurs doutes, émotions et craintes dans cette entreprise qui soulève d’importantes questions éthiques. Par ailleurs, en abordant des problématiques contemporaines, telles que le développement des intelligences artificielles, mais aussi des sujets plus larges comme les discriminations sexistes et raciales entre autres, ce spectacle aux allures futuristes s’ancre complètement dans notre actualité. Cette technologie de l’avenir est là, ici, maintenant, concrètement incarnée par dSimon.

En effet, ils sont trois, finalement, sur la scène ce soir. dSimon est d’ailleurs mentionné dans les crédits : « avec la participation de dSimon ». Celui-ci devient personnage à part entière, non pas seulement de la représentation, mais surtout de la vie de Tamara et de Simon. Ce dernier interagit tous les jours avec son double digital et craint même d’en développer une dépendance : Simon semble vivre une fiction dystopique, mais au présent. Il s’agit d’une virtualité qui devient réelle, mais d’une réalité qui sonne fictionnelle.

Et alors que je tape ce texte, je réalise : c’est mon double digital qui pourrait l’écrire.

2 décembre 2021


L’art des IA, une poétique sans poésie ?

2 décembre 2021

© Mathilda Olmi

En présentant dSimon, une intelligence artificielle à vocation d’écrivain, Tamara Leites et Simon Senn interrogent les enjeux esthétiques, sociaux et éthiques des pensées algorithmiques. À mesure que se déploie leur récit, celui du processus de fabrication d’un artiste, de création d’un créateur, les déterminations et la reproductibilité des comportements humains sont abordées en tant que fruits de réseaux neuronaux dont les IA ne cessent d’améliorer la reproduction factice. Le discours est d’une pédagogie et d’une profondeur remarquables, les interactions avec dSimon subtilement amenées. Au détriment d’une réelle expérience esthétique, mais sans jamais perdre l’intérêt du public, et en proposant une réflexion stimulante, pétrie d’incompréhensions, d’incertitudes et de doutes. Et si c’était justement ça, l’art ?

Derrière deux tables où sont posés leurs ordinateurs, Tamara Leites et Simon Senn se lancent en conférenciers timides dans la présentation de leur projet, une intelligence artificielle écrivaine, double digital de Simon puisque nourrie de ses données, et dès lors nommée dSimon, pour digital Simon. Que le spectateur/la spectatrice encore sceptique se détrompe, pas de contrat de fiction tacite ici, pas de fiction tout court même, rien que les faits véridiques de l’histoire de ces deux jeunes programmeur.se.s d’écrivain artificiel. La fiction, ils la laissent à dSimon, dont la présence fuyante et impalpable occupe, en plus du discours de la représentation, son espace scénique. Sur deux écrans derrière eux, Tamara et Simon lui ménagent la place pour s’exprimer, par écrit et par oral (grâce à une voix de synthèse ou celle du comédien Arnaud Mathey). Preuves à l’appui, donc, on apprend le fonctionnement et la genèse de dSimon, avec le lot de problèmes et de doutes qu’ils soulèvent : textes racistes, sexistes ou pédophiles d’une part, proximité émotionnelle dérangeante d’intensité avec son modèle humain, de l’autre. Comment expliquer de tels phénomènes ? Cette question autour du geste poétique de l’IA ne reçoit pas de réponse définitive ; les réflexions qu’elles suscitent, néanmoins, permettent une mise en perspective sur la création artistique et ses enjeux : en miroir réducteur des déterminations artistiques, la version désincarnée de l’art, la version IA, n’éclairerait-elle pas mieux que jamais leur potentiel problématique ? Et si tout texte n’était que reconfiguration de textes antérieurs, si tout discours n’était que redite mosaïquée d’autres discours, si toute production artistique n’était qu’agencement d’éléments artistiques préexistants, tous reflets inconscients d’un état de fait social qu’ils reconduisent en imitant ? Bousculé dans ses certitudes, le public sort de dSimon certainement plein d’interrogations, et sans doute un peu angoissé.

Quid de la proposition artistique du spectacle même ? Si quelques-unes des œuvres de dSimon sont intégrées au récit de Tamara et Simon, l’exégèse qu’ils en font nous conditionne vers une réception critique, où la mise à distance réflexive empêche l’investissement émotionnel. Est-ce à dire que l’art des IA ne peut être saisi que discursivement et non artistiquement, qu’il est subordonné à l’appréciation rationnelle de sa production, que notre rapport à lui ne peut prendre la forme que d’un exposé sans poésie ? Oui et non. Oui, parce que l’appréhension des créations de dSimon nécessite un socle rationnel, un promontoire duquel les comprendre et les juger. Non, parce que dans cet avertissement au public qu’est la proposition de Tamara Leites et Simon Senn, se dégage une poésie du réel qui redéfinit l’art au moins autant, mais surtout dans le même mouvement que les productions de leur IA. C’est dans leurs interactions si particulières avec dSimon que les deux artistes proposent une véritable performance artistique, tout en doutes, en incertitudes, en fascinations jugulées ou embrassées. Leurs rapports, pour l’une de développeuse consciencieuse et amusée, pour l’autre de modèle et de Pygmalion de l’ère technique, sont d’un intérêt et d’un envoûtement encore plus fascinants que ne l’est leur créature créatrice. Ainsi, face à l’entrée dans l’art des IA, les humains esthétisent-ils leurs doutes, acceptant tout en mettant à distance les identités artificielles, pour se réserver un art qu’elles ne peuvent encore imiter. Et quand elles le feront, sans doute irons-nous chercher ailleurs notre substrat humain.

2 décembre 2021


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