Par Nathan Maggetti
Une critique sur le spectacle :
Le Balcon ou la Maison d’illusions / D’après Jean Genet / Mise en scène par Sandra Gaudin / Cie un air de rien / La Grange de Dorigny hors les murs / du 17 au 23 décembre / Plus d’infos.
Revisitant le classique de Jean Genet, Sandra Gaudin le teinte d’une exubérance et d’un comique rafraîchissants. L’esthétique kitsch et la direction d’acteur.ice.s qui joue sur l’excès construisent un Balcon tout en illusions, où pulsions et désirs dictent leur réalité, élaborent des mondes qui deviendront vrais à force de ne pas exister. Miroir du « bordel dans lequel nous vivons », le spectacle en donne un reflet au scintillement de boule à facettes, explorant les nombreuses dimensions du texte de Genet, celles de l’univers des représentations et celles de l’espace scénique. Avec une éparpillement visuel répondant au bal des illusions que proposait Genet.
Une révolte gronde dans la ville. Nous en entendons par moments les cris, les rafales, nous ne la verrons pas, ou presque : c’est dans le Balcon, lupanar d’Irma, que nous sommes plongé.e.s. Ici, les clients endossent le rôle qu’ils choisissent, selon un scénario qu’ils ont communiqué au préalable. Nous en voyons trois, un évêque, un juge et un général, l’un après l’autre, chacun embrassant ses fantasmes de domination dans un décor sur mesure. La mise en scène insiste, par les costumes et la pantomime loufoques, ainsi qu’en montrant sans cesse les structures du dispositif spectaculaire, sur la vanité et la fragilité de leurs rôles Mise en abyme brechtienne, le spectacle exhibe les caméras d’Irma, dont la chambre est tapissée d’écrans de surveillance, soulignant la fictionnalité des situations projetées sur l’arrière-scène. C’est le point de vue d’Irma que l’on adopte pendant tout le spectacle, dans sa chambre d’où s’organisent les activités de la maison, se retrouve le personnel et sont discutés les événements politiques extérieurs, rapportés par le chef de la police.
Dans cette chambre, dans cette pièce, rien ne semble jamais atteignable directement, sans le truchement de quelque voile, quelque représentation intermédiaire, quelque déguisement. Les costumes – ceux d’évêque, de juge et de général, mais aussi ceux, entre nuisettes et tenues BDSM, des employé.e.s – témoignent de la labilité des identités de chacun.e. Ils mettent aussi en lumière l’auto-référentialité du propos déjà présente dans le texte de Genet. Comme les scènes factices du Balcon, le théâtre n’est-il pas, en effet, une illusion, une expression de fantasmes et de désirs, qui imite la réalité mais peut aussi finir par s’en emparer, s’y substituer, s’y confondre ? La séparation de la scène en plusieurs espaces, non pas les uns à côté des autres, mais les uns derrières les autres, appuie cette impression : dévoilés en arrière-plan ou émergeant au contraire devant un autre lieu, les lieux de l’intrigue ont le caractère flottant d’une représentation, l’aspect fragile d’un rêve. Rideaux, écrans, projections signalent la théâtralité de chacun des instants, interrogent la concrétude du réel et signifient la précarité ontologique des représentations mentales.
Précaires, les représentations n’en sont pas moins, puisqu’omniprésentes, la seule réalité du monde : la fascination de Genet pour les fantasmes de domination, exprimée sur scène par le surjeu des comédien.ne.s, explore cette fragilité du réel. La matérialisation de l’immatériel, au centre d’un texte qui traite de la réalisation simulée de fantasmes, est toujours subvertie par l’inconsistance des situations et personnages, aspect sur lequel la mise en scène joue malicieusement. L’intrigue, dans laquelle les clients du Balcon sont amenés à devenir les réels interprètes de leur rôle, pointe le fait que ce n’est ni la fiction qui rattrape la réalité, ni l’inverse : les deux s’entrelacent, sans cesse et depuis toujours, dans quelque chose qui tient de l’hyperréalité baudrillardienne. Le Balcon porte bien son titre : la pièce parle d’une existence toujours comme au seuil d’elle-même, d’un promontoire duquel on voit les choses sans y accéder, mais lieu réel néanmoins ; la mise en scène de Sandra Gaudin le rappelle bien, se montrant en balcon bien plus qu’en miroir. Ou si elle est un miroir, alors, nous existons également des deux côtés.