Par Céline Bignotti
Une critique sur le spectacle :
Parfois je parle toute seule/ Texte Antoine Jaccoud / Mise en scène Matthias Urban / CPO Ouchy / du 16 au 21 novembre 2021 /Plus d’infos.
Suite au succès de Le Sexe c’est dégoutant (Théâtre Saint-Gervais – Genève 2020), Antoine Jaccoud et Matthias Urban collaborent à nouveau à la réalisation d’un monologue écrit spécialement pour la comédienne Anne-Catherine Savoy. Après un an d’attente, en raison de la pandémie, l’œuvre « sort du tunnel » et le public peut enfin profiter de cette création si particulière.
Le déroulement de l’action de ce spectacle est très linéaire. L’actrice est seule sur scène et le personnage qu’elle interprète vient de perdre son mari. Encore en état de choc, la veuve Jeanine se confie à un employé des pompes funèbres, M. Clément. Elle lui parle des années passées avec son époux, mort à cause de complications dues au diabète et à sa gloutonnerie, ainsi que de ses problèmes relationnels avec leur fils, Gaëtan. Tout au long de cette tragicomédie, la femme fait des références continues aux causes de la mort de son défunt mari – qu’elle ne prénomme d’ailleurs jamais – qui deviennent paradoxalement la principale ligne comique du spectacle mais qui bascule parfois dans une tonalité dramatique : « T’es un goinfre, imbécile ! » s’exclame en effet Jeanine vers le ciel avant de se mettre soudainement à pleurer.
Le point fort de ce spectacle est sans aucun doute le jeu d’actrice d’Anne-Catherine Savoy. Le spectateur assiste en effet aux différentes étapes du deuil vécu par la veuve qui passe de l’hyperactivité à la colère, puis à la tristesse en l’espace de quelques secondes. L’ambiance musicale permet d’accompagner ces différentes émotions et d’alimenter la catharsis du public. C’est le cas de la scène où M. Clément conseille la veuve à propos de la musique de la cérémonie funèbre. Il propose l’Ave Maria de Gounod/Bach, un morceau qui, apprend-on, avait été joué au mariage de Jeanine. À cause de ces souvenirs de jeunesse évoqués, on assiste alors à l’effondrement émotionnel de la femme qui s’abandonne à la douleur.
Ce déluge d’affects nous fait vite remarquer que cette femme ne parvient pas à créer un lien émotionnel avec les autres personnages (M. Clément, son mari décédé et son fils Gaëtan) qui, par leur absence physique, semblent plutôt représenter des fantômes qui ont l’air de sortir de l’esprit de Jeanine. En effet, la veuve se tourne souvent vers l’employé des pompes funèbres, comme si celui-ci n’existait pas réellement. Lorsqu’elle tente de parler à son fils au téléphone, elle échoue à cause d’une interférence : « Rappelle-moi quand tu sortiras du tunnel » dit-elle. Ce tunnel semble être une métaphore de l’incommunicabilité des sentiments et fait penser au personnage de Giuliana dans le film Le désert Rouge (1964) de Michelangelo Antonioni : une femme totalement éloignée d’elle-même, qui est incapable de communiquer ni avec elle-même ni avec les autres. Par ailleurs, la scénographie, simple et fonctionnelle, semble également reprendre ce thème de l’incommunicabilité. En effet, sur scène, il n’y a que deux chaises : l’actrice n’en utilisera qu’une pour s’asseoir, tandis que l’autre contiendra les vêtements de son défunt mari. Après tout, le fait d’avoir sur scène une chaise vide pourrait suggérer l’état d’incomplétude psychologique de Jeanine dû à la mort de son mari.
Si la veuve ne parvient pas à communiquer avec les personnages, elle rentre néanmoins dans une forme de communion avec le public. Elle joue ainsi beaucoup avec son regard ce qui contribue à créer un lien émotionnel fort avec le spectateur. Le brisement du quatrième mur à la fin du spectacle représente le point culminant de la catharsis. En effet, après avoir essayé différents habits pour la cérémonie, l’actrice descend de la scène et demande aux spectateurs – dans sa robe rouge et en les regardant fixement dans les yeux – un peu d’affection avant de venir s’assoir parmi eux. A ce moment-là, on réalise que le deuil et la mort sont des expériences qui nous touchent tous, tôt ou tard. C’est la vérité évidente que le spectacle veut transmettre. C’est pourquoi, au final, il est peut-être préférable que ce ne soit qu’à présent que nous puissions entrevoir une lueur d’espoir au bout de ce tunnel sombre dans lequel la diffusion du virus nous a conduits, puisqu’il s’agit d’un spectacle qui rappelle l’importance de la solidarité entre les êtres humains.
Néanmoins, cet aspect double de la communication fait que ce qui semble être l’objectif de la pièce – parler de la vie à travers le thème de la mort – reste partiellement atteint. Si le jeu d’actrice d’Anne-Catherine Savoy est impeccable, les thèmes abordés dans la pièce ne sont pas suffisamment explorés, comme c’est le cas pour celui de la religion. En effet, ce thème est parfois mentionné, mais de manière relativement marginale : « Pour nous, Dieu était dans la nature et non à l’église », explique Jeanine ; ou encore lorsque cette dernière fait une comparaison humoristique entre la représentation chrétienne de Dieu et de celle du Père Noël. Par conséquent, la grande question « qu’y a-t-il après la mort ? » par rapport à la vision chrétienne est traitée de manière superficielle. On sort donc du théâtre en étant certes diverti, mais sans avoir véritablement développé une réflexion sur ces questions existentielles. On aura l’impression d’avoir eu une longue conversation avec un.x.e ami.x.e qui veut juste se défouler. Parfois je parle toute seule, parle donc à chacun, mais le message transmis semble incomplet : il y a peut-être un peu d’interférences à cause du tunnel…