Une fenêtre infranchissable

Par Stella Wohlers

Une critique sur le spectacle :

Les Trois Sœurs / d’après Anton Tchekhov / Mise en scène de Gianni Schneider / TKM Théâtre Kléber- Méleau / du 2 au 21 novembre / Plus d’infos

© Lauren Pasche

Le théâtre TKM accueille le spectacle des Trois Sœurs de Tchekhov dont Gianni Schneider avait réalisé une première mise en scène en 2005. En accompagnant la performance d’enregistrements vidéo, le metteur en scène enferme les personnages dans un dispositif scénique délimité par des jeux de lumières.

Durant les premières minutes, je me suis plus crue au cinéma qu’au théâtre. Un écran géant présente un court métrage de deux hommes qui se battent dans un tunnel dont les murs sont recouverts de tags. Quelques mètres devant le film se trouve une toile, fine et translucide, sur laquelle ces mêmes tags sont projetés. Ce sont donc deux clips qui défilent et se superposent l’un devant l’autre, créant ainsi deux espaces de projection, le premier laissant apparaître le second. La violence du combat entre les deux hommes donne immédiatement une ambiance dure et désespérée au spectacle.

Puis arrivent sur scène les trois sœurs, Olga (Christine Vouilloz), Macha (Barbara Tobola) et Irina (Carine Barbey), qui rêvent de partir à Moscou et de quitter leur petite ville perdue dans la campagne russe. Toutes les trois sont nées dans la capitale et l’ont quittée il y a onze ans. Elles se nourrissent de leurs souvenirs pour contrer l’ennui et la tristesse de leur existence. Les quelques moments de bonheur ne se font que lorsqu’elles se remémorent Moscou ou projettent d’y déménager. C’est dans cette tension entre évasion et enfermement, entre rêve et réalité, que se dessine la vie de ces trois sœurs.

Dans la mise en scène de cette pièce datant du début du XXe siècle, le décor est épuré et modernisé. Un parterre surélevé et entouré par des lignes de lumières représente l’espace intérieur de la maison partagée par tous les personnages. Deux portes, l’une côté cour et l’autre côté jardin, sont également encadrées par ces lumières. C’est dans cet espace scénique délimité que s’exprime la volonté des jeunes filles de tout quitter. La toile a été levée et derrière elles, l’écran géant est toujours là. Des bandes de lumière l’encadrent également et le mettent en exergue : il se présente comme une fenêtre ouverte sur un monde rêvé et qui laisse entrevoir ce qu’est la vie en dehors de cet espace fermé.

L’utilisation de l’écran permet la mise en place d’un dispositif scénique particulier et cohérent. Les images projetées se manifestent comme des métaphores évocatrices du vécu des personnages qui permettent au spectateur une agréable liberté d’interprétation. Une forêt froide se dresse avec de longs arbres, sans aucune trace humaine. Plus tard, une ville, avec ses habitants et son trafic, est à peine discernable derrière un amas de feuilles.  Ou encore un ciel étoilé, par décentrement, permet aux personnages de développer un discours philosophique sur la vie. Quelquefois le voile redescend et se superpose à nouveau à l’écran qui, par exemple, laisse apparaître des autoroutes dans la nuit, symboles d’une urbanité moderne et accélérée qui contraste avec l’ennui de la petite vie des trois sœurs. Et peut-être que la symbolique du dispositif est aussi là : un léger voile qui cache quelque peu la réalité. C’est donc un projet innovant et réussi qui s’intègre totalement dans la thématique de quête d’évasion des personnages.

De l’espoir de réaliser leur rêve à la désillusion de leurs projets chimériques, les trois sœurs souffrent de leur sort qu’elles ne parviennent pas à contrôler. Tristesse, nostalgie et douleur rythment cette pièce, dont le ton lourd est ponctuellement interrompu par les souvenirs de Moscou ou par des intervalles philosophiques, qui semblent être la seule manière de fuir leur réalité, reflétée habilement par l’écran virtuel qui leur offre une échappatoire illusoire.