Un déluge de chaussures jaunes

Par Elisa Andrade

Une sur le spectacle :

La Visite de la vieille dame / D’après Friedrich Dürrenmatt / Mise en scène par Nicolas Stemann / Théâtre de Vidy / du 16 au 18 novembre / Plus d’infos.

 © Zoé Aubry

En quête de justice pour un abus qu’elle a subi dans sa jeunesse, le retour d’une vieille milliardaire dans son village de natal de Güllen invite le public à se questionner sur des enjeux de société fondamentaux. Nicolas Stemann offre une réactualisation de l’humour noir de Dürrenmatt, en s’affranchissant de nombre de contraintes théâtrales et en soulevant des thématiques problématiques de notre temps.

A l’origine, la pièce de Dürrenmatt comporte un grand nombre de personnages, mais c’est là une contrainte scénique de laquelle la mise en scène s’émancipe : on ne dénombre que deux comédien.ne.s, une ingénieuse du son et quelques technicien.ne.s restant dans l’ombre. Dès leur entrée en scène, les comédien.ne.s montent parmi les spectateur.ice.s et dialoguent de part est d’autre de ces dernier.ère.s. Le public est ainsi d’emblée intégré à la pièce, prenant le rôle des villageois.es, ce qui permet de contourner habilement le nombreux personnel prévu par la pièce. Durant la représentation, les comédien.ne.s font constamment mine de discuter avec quelqu’un dans le public, escaladent la foule à la recherche d’un personnage fictif ou posent des questions directement adressées à la salle. La mise en scène de Stemann effectue par ailleurs un perpétuel jeu de rôle. En effet, les deux figures principales interprètent constamment différents personnages, alternent leur distribution et vont jusqu’à demander à l’autre d’incarner tel ou tel rôle. Le texte initial apparait alors comme un matériau de base dans lequel les comédien.ne.s semblent puiser selon leur bon vouloir. Cet aspect octroie une forme de malléabilité au spectacle et les comédien.ne.s semblent bénéficier d’une certaine liberté quant au déroulement de la représentation. Ce n’est pas le texte initial qui importe, mais plutôt ce qui en est fait sur scène et les possibles interprétations à en tirer selon le jeu. Le dispositif scénique et les décors sont par ailleurs largement exploités durant la représentation – projections sur les murs, effets audiovisuels, interruptions musicales, accessoires et costumes multiples. Les comédien.ne.s emploient diverses ressources matérielles avec lesquelles ielles jouent, amenant chaussures, fauteuil, bouteilles et divers habits sur le plateau. Ielles donnent l’impression d’avoir le contrôle, ainsi qu’une pleine conscience de leur environnement scénique.

Non sans humour, les comédien.ne.s consultent parfois le texte de Dürrenmatt durant la représentation, se demandant ce qui doit se passer ou ce qu’ielles doivent dire. Le public est pris de cours face à des acteur.ice.s qui font semblant de ne pas connaître leurs répliques, mais il est avant tout amené à se questionner si ces dernier.ère.s subissent ou contrôlent le déroulement de la pièce qu’ielles interprètent. Certains passages sont rejoués plusieurs fois, interprétés de différentes manières par l’un.e ou l’autre des comédien.ne.s, ce qui provoque un effet de mise en abyme de la mise en scène largement empreinte d’humour. En effet, la mise en scène de Stemann ne manque pas de reprendre certains aspects comiques de l’œuvre de Dürrenmatt, non sans en actualiser le propos, comme en projetant des images polémiques de manifestations féministes ou en montrant les conséquences climatiques de la surconsommation, notamment par le biais d’un épisode durant lequel les acteur.ice.s réceptionnent un nombre incalculable de colis contenant des chaussures jaunes qu’ielles amènent en vrac sur le plateau jusqu’à ne plus savoir quoi en faire. Le public ne peut s’empêcher de rire, mais il est également soumis à un certain sentiment de malaise. Par ailleurs, si les comédiens.ne.s le sollicitent, ce dernier n’est pas explicitement invité à participer et garde une position de témoin muet. Ce jeu de rôle et d’interactions avec le public pose ainsi frontalement la question de la participation aux débats qui nous concernent directement et semble constituer le point central du projet scénique. Jusqu’où faut-il garder notre position de spectateur.ice face à ces enjeux climatiques et politiques actuels qui nous sont présentés et auxquels nous participons ? Malmené par le jeu mouvant des acteur.ice.s, le public est mis face à des thématiques sensibles de l’actualité comme l’écologie ou le féminisme, et cette position inconfortable ne peut que l’amener à une réflexion.