Nous traversons une légère perturbation
Mise en scène par Loredana von Allmen / Théâtre du Pommier – Neuchâtel / du 22 au 24 octobre 2021 / Critiques par Hugo Merzeau et Noémie Jeanneret . Plus d’infos.
22 octobre 2021
Par Hugo Merzeau
Un voyage sans sas ni parachute
Le collège de la Promenade, transformé en aéroport pour l’occasion, accueille les spectateurs qui pour un soir seront les passagers du dernier vol de la compagnie Blue Horizon. Ce spectacle immersif brouille les codes traditionnels du théâtre en supprimant les espaces de transition. Un sentiment de décalage permanent, générateur d’effets comiques, permet alors de soulager les passagers qui embarquent pour leur dernier voyage. Un spectacle joueur dont on sort avec le sourire malgré les perturbations rencontrées.
« On n’est pas mort finalement ? » Debout dans la cour du collège de la Promenade, les voyageurs décontenancés hésitent à bouger, pas encore certains que le spectacle soit vraiment terminé, signe que l’immersion semble être un succès de l’embarquement à l’évacuation ou presque. Accueillis par deux hôtesses dans un hall de collège qui n’a rien à envier aux salles d’attente de l’aéroport de Genève, les spectateurs troquent leurs QR codes contre des similis billets d’avion. A cet instant, les voyageurs sont déjà plongés dans le monde fictionnel du dernier vol de la compagnie Blue Horizon. Les horizons d’attente du voyage et du théâtre traditionnel ne cessent de s’entrechoquer, et de ces contacts et décalages émergent le comique du spectacle.
La salle de gym, transformée pour l’occasion en douane d’aéroport, donne à voir pour la première fois les quatre comédiens, Marie Sesseli-Meystre, Sandro De Feo, Marcin de Morsier et Loredana von Allmen qui nous emmènent avec eux. Au rythme des coups de sifflets, nous suivons les douaniers et douanières qui se changent, à vue pour la plupart, enfilant ainsi leur tenue d’équipage. Une fois le check-in accompli, nous voici installés à nos places dans une réplique d’avion. La démultiplication de ces zones de transition crée une perte des repères classiques du théâtre, comme le rapport entre scène et salle ou le noir avant le début du spectacle, ce qui participe grandement à l’immersion des spectateurs dans ce voyage.
Pour la première fois, Loredana von Allmen endosse, en plus de son rôle de comédienne, celui de metteuse en scène. Le choix d’un tel décor permet une immersion maximale au détriment de la liberté des comédiens et comédiennes dans leurs expressions corporelles. S’ils arrivent par moment à contourner ces limites, notamment en diffusant dans l’avion plusieurs courts-métrages parodiques de genres différents réalisés par leurs soins, il en résulte quelques conséquences sur le rythme général du spectacle qui ne parvient pas toujours à surmonter les contraintes imposées. Les monologues nuageux du commandant de bord offrent cependant une belle emphase aux dépressions atmosphériques que notre avion va bientôt rencontrer et constituent un filigrane narratif qui prend de l’importance alors que nous traversons la perturbation finale. Le saut sans parachute du commandant déclenche une ambiance plus tragique pour conclure notre voyage. Le personnel de bord poursuit cet ultime rebondissement à travers leurs récits intimes à propos de leur amour envers leurs fils, mère ou amant. Les contours d’une métaphore plus générale des drames ordinaires émergent momentanément avant que la « réalité » de la situation nous rattrape et que nous amerrissions : sommes-nous vivants ? Entre immersion et parodie, le dernier vol de la compagnie Blue Horizon nous invite à traverser avec humour et légèreté sa dernière perturbation.
22 octobre 2021
Par Hugo Merzeau
22 octobre 2021
Par Noémie Jeannet
Vivre un crash tout en poésie
Prendre l’avion n’a jamais été aussi drôle et déroutant que dans cette comédie immersive présentée par le Théâtre du Pommier à Neuchâtel. Loredana Von Allmen et sa troupe La Cie Nuit Corail réussissent brillamment à nous faire vivre une expérience à priori ennuyeuse, celle de prendre l’avion, de manière légère et poétique. Grâce à un équipage bien rôdé, on se laisse docilement guider par leurs indications qui résonnent comme un refrain que nous connaissons déjà. La tournure que prend le vol à bord duquel nous sommes confortablement assis, est quant à elle une surprise pour tout le monde. C’est en effet à ce moment-là que la pièce prend réellement son « envol ».
Le spectacle ne se passe pas entre les murs du Théâtre du Pommier mais au Collège de la Promenade dont la configuration se prête davantage à la simulation d’un embarquement. Tout commence au moment de présenter nos billets. En effet, des hôtesses de l’air nous accueillent et nous donnent, en échange de notre billet d’entrée, un billet pour Nuuk, capitale du Groenland. On traverse ensuite la cours du Collège de la Promenade pour arriver dans une salle de gym reconvertie en douane. Ici, nous procédons à la traditionnelle file d’attente en zig-zag à l’issue de laquelle on trouve la fameuse porte de détecteur de métaux ainsi que la machine pour scanner nos sacs. Les comédiens interprètent le travail des employés de la sécurité avec un sérieux à peine exagéré ce qui rend la situation plutôt amusante. Puis, une des hôtesses de l’air essaye de nous diriger militairement vers l’avion qui nous emmènera à Nuuk.
Une fois les spectateurs-passagers installés dans l’avion s’ensuit le cortège typique des consignes de sécurité, des chariots de nourriture et des films pour passer le temps. Tous ces moments anodins sur un vol sont tournés en dérision par l’équipage. En effet, tour à tour, ceux-ci poussent la chansonnette pour accompagner le service des repas ou entament une chorégraphie entre la rangée de sièges, le tout étant accompagné du fameux discours monotone et parfois incompréhensible du pilote que l’on retrouve dans un vol traditionnel. L’ambiance est chaleureuse, presque douillette. Il y a de la moquette au plafond, des pots de fleurs accrochés aux parois, des lumières douces. On s’y sent bien mais on déchante vite quand on comprend que l’avion traverse une tempête.
Un vent de panique se fait alors ressentir : le pilote annonce que nous traversons une légère perturbation et l’équipage semble perdre le contrôle en faisant des allers-retours dans le couloir et en se suspendant au plafond. Le pilote sort alors de sa cabine, entonne une chanson avec sa guitare et finit par se jeter par la porte centrale de l’avion, en plein vol. Une impression d’abandon se fait ressentir. Grand moment de silence. Que fait-on dans de telles circonstances ? Une des hôtesses confesse qu’elle regrette d’avoir grondé son fils le matin même. Le steward admet qu’il est inquiet pour sa mère qui vit seule. Puis, arrive la fin de la représentation, il est temps de sortir de notre avion de fortune. Le toboggan d’évacuation nous fait descendre tout en douceur sur la terre ferme.
Au fil du spectacle, on se rend compte qu’on se sent très proche de son voisin ou de sa voisine. On croise des regards amusés, interrogateurs ou encore inquiets quand l’intensité de la lumière baisse, ce qui crée du lien entre les spectateurs. Et grâce aux comportements absurdes des personnages, on comprend vite les deux alternatives qui s’offrent à nous dans des situations catastrophiques : paniquer et ne considérer que le négatif ou en rire.
La metteuse en scène opte pour la deuxième solution en début de spectacle. En effet, de l’enregistrement, au passage de la sécurité puis à l’embarquement et au début du vol, nous sommes baladés joyeusement par l’équipage. Le sourire encore aux lèvres, le revirement de situation dû aux turbulences conserve encore un côté comique car la panique exagérée de l’équipage, n’est pas encore totalement prise au sérieux par les spectateurs. En effet, leurs attitudes décalées, accompagnées de brefs moments de comédie musicale, amènent de l’humour et de la légèreté à ce moment d’angoisse. C’est seulement dans les dernières minutes que l’aspect tragique de la situation se fait ressentir dans les rangées de sièges avec les confessions des membres de l’équipage notamment, mais aussi par la danse funèbre que les membres de l’équipage, munis d’un masque représentant un crâne de squelette, entreprennent. Une illumination vive et soudaine ainsi que l’arrêt des chants des personnages et du bruitage de l’avion rendent la situation d’autant plus angoissante. Mais malgré ce changement brusque de registre, l’atmosphère enjouée de la pièce nous reste en tête une fois la terre ferme regagnée. Le spectacle se termine sur un chant entonné en cœur par l’équipage au complet qui finit par nous tourner le dos avant de s’en aller, nous laissant dans cette rêverie que nous avons vécue à leurs côtés.
Grâce à l’alliance d’un dispositif imitant à merveille un aéroport, puis un avion, et un jeu d’acteur convaincant, la mise en scène de Loredana Von Allmen est ainsi capable de transformer une situation pénible et « mécanique » (prendre l’avion) puis une situation angoissante (un crash) en une expérience poétique et musicale.