Par Michaël Rolli
Une critique sur le spectacle :
Nous/1 / Concept et mise en scène de Fabrice Gorgerat / Compagnie Jours Tranquilles / du 12 au 24 février 2019 / Théâtre 2.21 de Lausanne / Capté le 20 février 2020.
En 2016, un homme ouvre le feu dans une boîte de nuit LGBTQI+ d’Orlando, faisant cinquante morts. La monstruosité de cet acte est le point de départ de Nous/1, créé par Fabrice Gorgerat en 2019. Y sont évoqués l’horreur des attentats et l’horreur d’une civilisation ou plutôt d’une humanité perdue, déchue, que l’on peine à saisir. Comment comprendre de tels actes ? Comment les justifier ? Ce sont là les questions centrales qui forment cet ensemble de quatre performances faisant appel à des média différents.
C’est au Théâtre 2.21 à Lausanne que Nous/1 a été créée. C’est là que le spectacle a également été filmé le 20 février 2020, les représentations prévues ailleurs la même année, notamment au Grütli à Genève, ayant été annulées en raison des conditions sanitaires. L’élément déclencheur de ce travail est l’attentat de 2016 dans une boîte de nuit à Orlando, lors duquel cinquante personnes ont perdu la vie. Fabrice Gorgerat et les comédiens qui participent au projet tentent de réfléchir à cet acte à l’aide d’improvisations, qui donneront vie aux différentes actions de chaque comédien. Comment le comprendre ? Comment se mettre à la place de l’assaillant ? Ou encore, comment le vivre ? Le spectacle se construit petit à petit et prend vie autour de quatre performances très différentes, qui réfléchissent le même thème : l’horreur.
Le spectacle, interprété par la Compagnie Les Jours Tranquilles, se caractérise par son approche nouvelle et éclectique de la performance théâtrale. Donnant carte blanche aux différent.es.s comédien.nes, l’exercice se veut libre dans l’interprétation qu’il propose. Grâce à la pratique d’improvisation initiale, chacun.une des artistes a pu trouver sa façon propre d’exprimer et de transmettre ce qu’il a ressenti. Différentes formes sont mobilisées, du monologue aux medias numériques, en passant par la danse. Le spectacle d’une petite heure est une richesse d’idées novatrices.
Cédric (Leproust) ouvre le spectacle. À travers un monologue puissant, adressé au public, il s’interroge sur l’acte de l’assaillant. La démarche est paradoxale, en ce qu’elle cherche à trouver une explication à l’horreur et à la mettre en mots. On retiendra la violence de ses paroles et de son souvenir d’enfance, lorsqu’il tuait les poules : « J’ai tué des poules comme il a tué des pédés ». Le comédien, auteur de ce texte, le prononce avec une certaine difficulté, une crainte et une douleur très personnelles – il déclare d’ailleurs être lui-même concerné en tant qu’ homosexuel – qui le rendent profondément bouleversant.
Fiamma Camesi s’amuse avec la technologie, utilisant la webcam intégrée à même son ordinateur et la vidéo d’un concert live dont elle ne gardera que l’audio. Assise à une table en avant-scène, elle danse devant sa caméra (dont l’image est projetée en arrière-scène). Elle rejoue des scènes d’insouciance, de jeunesse et d’amusement : elle danse, s’accroche des bandeaux dans les cheveux, manipule des gyrophares – qui rappellent les lumières de boîte de nuit – et peu à peu se déguise en meurtrier. L’instant de folie est interrompu brusquement. Seuls les gyrophares restent sur la table. La musique est coupée. Des enregistrements d’appels de détresse à la police inondent l’espace. Entre isolement et folie, cette performance ne nous laisse pas indifférents.
Dans des mouvements frénétiques, comme possédé par des spasmes de douleurs, Ben (Fleury) danse ensuite sur une musique oppressante, faite d’à-coups électroniques. Le corps dit tout. Faiblement éclairés par un spot unique, les mouvements du comédien font écho au texte projeté avant le début de sa chorégraphie : baigné dans une flaque de bière, il se décrit le bras déchiré, se vidant de son sang et s’imbibant de bière. Ses gestes reforment le texte et les mots la chorégraphie. De petits mouvements de tête brusques, des spasmes et son bras qui semble chercher à quitter son corps forment, ici, une poésie visuelle et macabre.
La pièce se clôt sur Albert Ibokwe Khoza qui, assis dans un fauteuil en cuir, face au public, regarde la télévision. On entend les discours de différents journalistes et médias prononcés en anglais. Différentes chaînes et émissions s’entremêlent rendant la compréhension difficile. C’est cela, la force de cette dernière performance. Le comédien construit son tableau autour du gavage médiatique. Dans la pénombre, uniquement éclairé par des images de nature et d’oiseaux aux couleurs rétro, Albert se gave de nourriture, de cigarette et d’alcool. « Everything is your fault ! » : il termine son exercice en s’adressant au public en anglais, le dénonçant ouvertement et l’accusant des actes perpétrés, lui reprochant d’être incapable de comprendre la société et mu par une croyance infondée d’être capable de tout maîtriser.
La force de Nous/1 de Fabrice Gorgerat repose sur l’éclectisme qui sous-tend la démarche et les moyens utilisés. C’est un savant mélange d’expression d’horreur et d’incompréhension, une représentation lors de laquelle on perd peu à peu pied. Sur le mode de la performance, ce happening théâtral nous appelle à la réflexion en imaginant quatre façons différentes d’appréhender un tel acte. Sans jamais donner de réponse à la question des causes du massacre d’Orlando, il propose à chacun un médium pour appréhender l’horreur, dans une forme de catharsis qui pourrait se fonder sur la parole, le corps, la technologie ou encore la philosophie.