Par Michaël Rolli
Une critique sur l’opéra :
Pelléas et Mélisande / Composé par Claude Debussy / sur un livret de Maurice Maeterlinck / enregistré au Grand Théâtre de Genève le 19 Janvier 2021 / Mise en scène et chorégraphie de Damien Jalet et Sidi Larbi Cherkaoui / Scénographie et concept de Marina Abramović / Plus d’infos
Avec son quatrième opéra de la saison 2020/2021, le Grand Théâtre de Genève prouve son statut de meilleure maison d’opéra de l’année 2020, avec sa nouvelle production novatrice et mélancolique de la pièce lyrique du compositeur français Claude Debussy, Pelléas et Mélisande. Toujours en ligne, l’institution nous propose un nouveau regard sur cette tragédie quotidienne, dans lequel le corps prend le dessus sur l’histoire. Cette mélancolie corporelle nous est montrée à travers les yeux de deux chorégraphes belges et de l’artiste et performeuse serbe à la renommée mondiale, Marina Abramović.
Le mythe fondateur de l’opéra de Debussy est souvent comparé à la légende médiévale de Tristan et Iseult. Les deux récits ont pour noyau commun un amour impossible entre deux êtres, mis en danger par un mari plus vieux, jaloux et violent, ici, Golaud. Comme Tristan, Pelléas sera assassiné, frappé de la main du mari et comme Iseult, Mélisande se laissera mourir par amour. Mis en mot en 1892 par le dramaturge belge Maurice Maeterlinck, figure de proue de la littérature symboliste belge et reconnu pour ces tragédies quotidiennes – comprenez le simple fait de vivre comme une tragédie en soi – Pelléas et Mélisande, peu représentée, est revisitée par le pionnier de la musique moderniste française, Debussy en 1902. Opéra mélancolique par excellence, la musique du compositeur – ici menée avec légèreté par la baguette de Jonathan Nott et l’Orchestre de la Suisse Romande – se veut sans interruption et sans fin. L’histoire d’une vie triste, morose qui ne finit pas.
Pour cette production, carte blanche a été donnée à deux chorégraphes belges, Damien Jalet et Sidi Larbi Cherkaoui, et à l’artiste et performeuse serbe Marina Abramović, connue pour ses actions mettant en scène son propre corps dans des pratiques violentes et souvent d’extrêmes douleurs. Envoyés sur une autre planète, faite de cercles et de gigantesques menhirs blancs, les personnages de ce drame lyrique ne s’inscrivent dans aucune période temporelle ni dans aucun lieu géographique. Ils sont perdus quelque part. Ils sont perdus en eux-mêmes. Lorsque le rideau s’ouvre, Golaud est pris au piège dans des fils, comme dans une toile d’araignée, que les danseurs manipulent à la façon des trois Parques. Emmêlé dans les fils de sa vie, il tente de rejoindre la pauvre Mélisande, assise au bord de l’eau.
« Vous ne fermez jamais les yeux ? », demande Golaud à Mélisande. Voilà la base de cette relecture de l’œuvre : nous sommes plongés dans un œil infini, ne regardant pas sur l’extérieur, mais sur notre propre intérieur. Entre des fils, des menhirs, un grand cercle noir posé au sol et un autre accroché en fond de scène qui sert d’écran dans lequel on voit l’espace – c’est-à-dire des étoiles, des météorites et d’autres planètes – l’idée des trois artistes est paradoxale : elle nous propose de voir les corps se mouvoir dans une histoire où personne ne voit. Les corps des danseurs se détachent effectivement par leur blancheur du décor sombre. Dans des mouvements de douces souffrances, ils se meuvent sur scène, se touchent, se tordent calmement de douleur et parfois, comme des ricochets sur l’eau, démultiplient les mouvements des autres. La chorégraphie délicate et savoureuse des deux artistes belges épouse aussi bien la musique calme de Debussy, que les souffrances corporelles auxquelles s’adonnaient Marina Abramović.
Chacun des actes est entrecoupé de danses, lors desquelles les corps se rencontrent, se tordent, se contorsionnent dans des positions visuellement déconcertantes et étonnamment saisissantes. Le corps est le personnage central dans cette production. Symbole des douleurs, il est tourmenté. On retient la scène du troisième acte, dans laquelle Golaud joue avec les cheveux de Mélisande et transforme la jeune femme en pantin. Les danseurs perdent pour la première fois leur rôle de martyrs et deviennent des bourreaux, tenant eux-mêmes les fils attachés à Mélisande. Dans cet excès de colère, Golaud maltraite, torture presque Mélisande. Les fils attachés au corps, additionnés aux masques portés par les danseurs semble proposer une souffrance désirée, une douleur mélancolique de laquelle on ne veut pas se débarrasser.
« Je suis malheureuse », la phrase glaçante de Mélisande vient mettre un terme abrupt au deuxième acte de l’opéra. À la façon de Lars von Trier, dans son film Melancholia de 2011, l’opéra – autant dans le texte et la musique que dans cette nouvelle mise en scène – se veut eschatologique. Écho à la planète qui vient doucement s’écraser sur la Terre dans le film, Mélisande, dans l’opéra, attire les hommes dans leur fin. Complètement détachée des autres personnages, comme irréelle, presque fantomatique, Mari Eriksmoen (Mélisande) est d’une douceur pénétrante dans sa robe céleste et blanche. La voix ronde et chaude de la soprano nous attire dans son filet au destin tragique. À la fois nulle part, mais en même temps en chacun de nous, elle représente alors cette mélancolie dont tous les autres personnages sont épris.
Face à elle, les hommes sont tous vêtus de costumes noirs : ce qui est réel ne doit pas être visible. Le baryton sud-africain Jaques Imbrailo (Pelléas), a su rendre la fragilité et la passion tendre du héros tragique. Son jeu est d’une grande justesse et est poussé à son apogée dans le quatrième acte. Ici, avant de mourir, le jeune amoureux, comme tombé dans une folie, expose son amour passionnel pour la mélancolie, le tout accompagné par les accents musicaux bien maîtrisés venant de la fosse. De l’autre côté, c’est la dureté et la violence que la voix, pourtant délicate et colorée du second baryton Leigh Melrose (Golaud) nous fait entendre. En proie à sa folle jalousie, le chanteur présente pourtant un Golaud avec une certaine humanité, sombrant peu à peu dans un désespoir et une grande souffrance visible dans la scène finale.
C’est dans la simplicité et la pureté du décor, de la mise en scène et de la chorégraphie que Damien Jalet et Sidi Larbi Cherkaoui avec Marina Abramović magnifient l’œuvre du compositeur français. Pari osé, puisque l’opéra peut vite devenir ennuyeux, les trois artistes réussissent à montrer l’immontrable dans une poésie corporelle, visuelle et saisissante.