Par Valentine Bovey
Une critique sur le spectacle :
Les Bonimenteurs / À partir du film Suspiria de Dario Argento / Création en collaboration et interprétation par Jonathan Capdevielle, Arthur B. Gillette et Jennifer Eliz Hutt / Théâtre Saint-Gervais – Genève / du 6 au 9 mai 2021 / Plus d’infos
Quel est le point commun entre une pluie torrentielle et le sang d’une jeune femme sauvagement assassinée qui goutte sur le sol ? Curieusement, c’est que cela sonne pareil – en tout cas grâce aux bruitages quelque peu expressionnistes créés par Jonathan Capdevielle, Arthur Gillette et Jennifer Hutt pour accompagner le film d’horreur italien Suspiria. Ce projet hétéroclite, présenté au Théâtre Saint-Gervais à Genève, mêle un humour satirique emprunté à la tradition du théâtre improvisé, des adaptations de chansons culte en VF chantées en live sur scène et la création d’une toute nouvelle BO pour le film mythique de Dario Argento, et convainc en jouant sur la fine ligne entre interprétation et détournement.
On ne penserait pas à dire qu’on va au théâtre comme on prend l’avion, mais l’équipe des « Bonimenteurs » a réussi à rapprocher les deux. Dans les deux cas, impossible de savoir à côté de qui on sera assis, pour combien de temps exactement notre téléphone sera éteint, et par quels imprévus ou surprises nous serons ballottés dans notre siège. C’est d’ailleurs ce que nous annonce une voix féminine lorsque nous entrons dans la salle : il faut attacher nos ceintures, relever notre tablette, et écouter le discours marmonné du capitaine d’équipage, plus vrai que nature. On appelle d’ailleurs des noms de spectateur·rice·s réellement présent·e·s dans la salle pour leur annoncer un upgrade en première classe. Les voyages en avion – tout comme, sur un autre plan, les expériences hallucinatoires – ont le don de plonger leurs passagers dans les limbes. Dès l’entrée en jeu, le spectacle brouille ainsi les frontières entre scène et hors scène, et entre les différents arts, nous invitant à un trip entre synesthésie et satire.
Dans Les Bonimenteurs, en effet, tout se mélange : un écran à demi-translucide reçoit la projection, sans son, du film d’horreur de l’Italien Dario Argento Suspiria (1977), conte fantastique inspiré à la fois d’expériences de sorcellerie et des premiers Disney en technicolor. En avant-scène, Jonathan Capdevielle et Jennifer Hutt, armés de lutrins, textes, micros, et même d’un violon pour cette dernière, créent la bande-originale du film et doublent les personnages principaux. Jennifer Hutt interprète les répliques de l’héroïne, Jessica, dont elle incarne aussi parfois physiquement la présence. Jonathan Capdevielle utilise son talent d’imitateur pour faire parler, entre autres, Miss Tanner, l’effrayante intendante de l’école de danse qui forme le cadre de Suspiria. À demi-caché derrière l’écran, le guitariste et compositeur Arthur B. Gillette met à profit son expérience plusieurs fois récompensée de compositeur de B.O. de films pour jouer du banjo, du luth et de la guitare, mais aussi participer au travail de dialogue et de bruitage, à l’instar de ses deux collègues.
Les bonimenteurs étaient des accompagnants des premiers temps du cinéma muet. Ils devaient raconter le film en direct, souvent avec de la musique, mais étaient bien plus que de simples narrateurs : le bonimenteur était un adaptateur. Il devait, afin de convaincre le public, modifier le propos afin de le rendre intelligible pour les spectateur·rice·s, d’autant plus si le film était étranger. Cette figure de narrateur-adaptateur est reprise dans cette collaboration entre les trois artistes qui met l’accent, tout d’abord, sur le côté comique et décalé des détournements possibles : bruitages franchement expressionnistes, parfois délibérément inadaptés, voix contrefaites. L’horreur de la B.O. originale du film est remplacée par une synesthésie baroque de sons et de dialogues qui s’écartent joyeusement de l’original, en improvisation partiellement libre rappelant aussi la tradition du shadow casting du Rocky Horror Picture Show. L’entreprise de régionalisation fonctionne : une des jeunes femmes du film est ici rebaptisée la Ribot, du nom de la célèbre chorégraphe suisse-espagnole établie à Genève, le propos reprend des noms de lieux et de personnalités du monde culturel genevois, et tient un discours satirique sur le fonctionnement des institutions culturelles dans un monde où l’art est réduit à des impératifs de rentabilité et de performances spectaculaires. Un cadavre a été retrouvé ? Pas grave, après tout, ce n’était qu’un technicien du spectacle.
Cependant, au-delà du détournement comique et de la jubilation des improvisations, le jeu sur les bruitages se révèle proposer une réelle interprétation du film, invitant le public à faire l’expérience du mangeur d’opium de Quincey – dont un extrait des Confessions est d’ailleurs lu sur scène : le même son qui réunit des objets aussi différents qu’un cadavre et un orage emmène dans un univers halluciné qui s’appuie sur l’atmosphère psychédélique du film pour mieux le dépasser, également grâce aux envolées musicales autour d’artistes aussi différents que le groupe post-punk Joy Division, l’artiste pop Madonna ou le rappeur Naza.
Le dispositif est réjouissant jusqu’à la tentative finale de s’affranchir de la projection, qui crève littéralement l’écran pour proposer une dernière scène aux accents provocants, gores et pour le moins surprenant. On touche peut-être ici aux limites du parallèle entre voyage en avion et spectacle, ou pour le dire autrement entre objet de consommation et culture. Le théâtre contemporain, qui doit malheureusement rivaliser avec d’autres formes de divertissement (ou d’art) proposées dans un contexte de concurrence économique, donne parfois l’impression qu’il faut à tout prix vendre une expérience extrême, qui la rendrait digne d’être « consommée », afin de justifier une existence sans cesse menacée par le système capitaliste. Le spectacle se tient sur cette crête en équilibre fragile, mais le voyage reste proprement hypnotisant.