Les corps immobiles

Par Darya Feral

Une critique sur le spectacle :
Noces de vers / Création et mise en scène par Yann Marussich et Kamil Guenatri / En coproduction avec l’ADC – l’Association pour la danse contemporaine / Biennale « Out of the Box » / du 14 au 16 mai 2021 / Plus d’infos

© Isabelle Meister

La cinquième édition de la Biennale des Arts inclusifs « Out of the Box », dont la programmation est centrée sur la relation entre l’art et la situation de handicap, s’ouvre avec la performance Noces de vers au Pavillon de l’Association pour la danse contemporaine. Yann Marussich et Kamil Guenatri collaborent dans ce triptyque, sur trois soirées, et ritualisent l’immobilité, successivement en lien avec le thème du mariage, du doute, et de la mort.

Il est intriguant de se trouver dans un lieu qui célèbre la danse pour assister à une performance qui ne propose pas de mouvements du corps. L’immobilité, que Yann Marussich explore dans ses productions depuis Bleu provisoire en 2001, est constitutive de la condition physique de Kamil Guenatri. Les deux artistes ont travaillé ensemble sur ce projet, dont la préparation fait l’objet d’une exposition photographique de Sarah Maitrot. Dès la première soirée, dans le hall du bâtiment, un assistant déshabille Yann Marussich, qui se tient debout, au rythme des instructions de Kamil Guenatri. Sur le plateau, les postures immobiles sont tenues durant presque une heure chaque soir. Les corps, partiellement ensevelis dans du riz ou de la terre, se touchent lors du « mariage » et de la « mort ». Ils sont habillés et étendus séparément dans le volet central du triptyque, seul moment où le public entend du texte. Les postures, toujours allongées et minimalistes, répondent au dépouillement du plateau, presque nu : une toile blanche ronde entourée de verres, une planche suspendue, ou un terreau constituent le décor.

Cette immobilité des artistes, qui peut paraître déroutante les premières minutes, contraste avec le mouvement de leur environnement. Dans le premier volet, un assistant porte Kamil Guenatri et le place sur le corps allongé de son partenaire qui l’enlace. Un tube au-dessus déverse lentement du riz, associé au rite du mariage, jusqu’à ce qu’on ne distingue plus que leurs jambes et leur visage. Le contact entre le corps et la matière constitue un fil conducteur de ce triptyque, qu’il s’agisse de riz, d’épluchures de crayon, ou de terre. Ici, l’écoulement constant du riz agit comme une allégorie du temps qui passe, dans une temporalité différente du quotidien et de son agitation. Le deuxième soir, la planche où est placé Kamil Guenatri s’abaisse lentement, occultant progressivement Yann Marussich, allongé en dessous. Dans le dernier volet, les spectateurs, invités à venir sur le plateau, se déplacent, tournent autour des performeurs sur scène, ou s’assoient sur des chaises. Tous ces mouvements, des corps, de la machine, ou de la matière, offrent un contraste avec l’immobilité des artistes sur scène, et la soulignent efficacement.

Les trois parties proposent des atmosphères différentes, dues notamment à l’utilisation du son. Lors du « mariage », les « youyou » rappellent le thème durant les premières minutes, mais ensuite, les sons deviennent indéfinissables. Ils se superposent et s’enchaînent, donnant une dimension auditive à l’expérience des spectateurs. Pour exprimer le « doute », Yann Marussich enregistre sa voix (outil dont il se sert rarement pour ses performances), dans un dialogue poétique unilatéral avec son partenaire. Le bruit du respirateur de Kamil Guenatri rythme la retransmission de ces paroles. Dans le volet centré sur la mort, le public n’entend plus que la respiration assistée de Kamil Guenatri (ou celle des deux artistes, Yann Marussich portant lui aussi un masque lors de cette soirée), en même temps qu’il voit le mouvement de son ventre à chaque inspiration. Le foisonnement sonore des noces laisse place au dénuement. La performance en triptyque montre les déclinaisons possibles de l’immobilité, non comme une absence ou un manque, mais comme le point de rencontre de deux artistes, qui s’engagent dans une expérience particulière du mouvement et du temps.