Des images et des sons

Par Darya Feral

Une critique sur le spectacle :
Les Bonimenteurs / À partir du film Suspiria de Dario Argento / Création en collaboration et interprétation par Jonathan Capdevielle, Arthur B. Gillette et Jennifer Eliz Hutt / Théâtre Saint-Gervais – Genève / du 6 au 9 mai 2021 / Plus d’infos

© Safia Benhaim

Jonathan Capdevielle, en collaboration avec Arthur B. Gillette et Jennifer Eliz Hutt, assure sur la scène du théâtre Saint-Gervais (Genève) la bande sonore et le doublage du film Suspiria de Dario Argento (1977), diffusé sur le plateau sans le son. Dans le film, l’héroïne Suzie se rend dans une école de danse, dans laquelle ont lieu des événements étranges qui mènent à la mort de plusieurs pensionnaires et d’un professeur. Jennifer Hutt incarne la jeune femme, rebaptisée Jennifer, tandis que les deux autres concepteurs se partagent les rôles. En jouant sur la relation dynamique entre le son — voix, musique, chant — et l’image, le spectacle recompose une histoire en décalage avec l’atmosphère angoissante du film.

Dans ses deux spectacles précédents, Jonathan Capdevielle adaptait des romans : A nous deux maintenant et Rémi, créés à Angers respectivement en 2017 et 2019, et présentés en Suisse à l’Arsenic, reprenaient Un Crime de Georges Bernanos et Sans famille d’Hector Malot dans la perspective d’une réflexion identitaire. L’artiste retrouve aujourd’hui Arthur B. Gillette, concepteur des musiques de scène de À nous deux maintenant et de Rémi, et Jennifer Eliz Hutt, interprète sur À nous deux maintenant. Ici, loin du roman pour la jeunesse, la performance prend comme objet un film d’horreur et s’éloigne du thème de la quête identitaire pour se focaliser sur les interactions possibles entre le théâtre et les autres arts. Les créateurs travaillent notamment sur les différentes manières d’utiliser leur voix, dans la continuité de la seconde partie de Rémi, qui présentait une fiction audio illustrée.

Plutôt que de narrer le film sur le plateau (les « bonimenteurs » étant à l’origine les narrateurs des films muets), les concepteurs réécrivent des dialogues qui tranchent souvent avec l’esthétique de l’œuvre de Dario Argento, tout en induisant une connivence comique avec le public. Les références au monde de l’art genevois sont nombreuses : par exemple l’école de danse devient l’ADC (en référence au pavillon de l’Association pour la Danse Contemporaine), et l’amie de l’héroïne, Sara dans le film, est ici nommée La Ribot. Les jeux liés à cette assimilation sont particulièrement développés. Lorsque les spectateurs voient à l’écran une scène angoissante entre Suzie et Sara montrant des notes permettant de percer le mystère de la disparition d’une étudiante, les dialogues superposés provoquent des rires dans la salle : en prenant en charge la voix de Sara / La Ribot, Arthur B. Gillette  fait de cette scène un échange d’idées expérimentales sur la danse. Dans le doublage, alors même que l’actrice originale est en pleurs sur l’image, la jeune femme propose une performance qui consiste à se mettre de la « patafix » sur le corps et à se « taillader les veines », alors que « l’esprit de l’art » entre en elle.

En plus de recréer les dialogues, les « bonimenteurs » prennent en charge la bande sonore. Celle-ci fait partie intégrante du spectacle, puisque, comme dans À nous deux maintenant, elle est produite sur scène. Lors de la projection d’un échange entre les deux amies, qui paraissent effrayées, couchées dans un dortoir, Jonathan Capdevielle lit sur scène un extrait de Suspiria de profundis, recueil de poèmes en prose de Thomas de Quincey. L’éclairage de la salle, suivant celui du film, devient rouge. La lecture de la « découverte » de l’opium se transforme en un chant à l’unisson accompagné d’une musique au violon. Les sons s’adjoignent aux images des deux personnages à l’écran, les yeux écarquillés, ce qui confère une atmosphère hypnotique au plateau. Quant aux bandes sonores accompagnant les mises à mort, elles introduisent une distance ironique entre les scènes violentes et les paroles. Lorsque le public assiste au meurtre du professeur par son propre chien-guide qui le dévore, Jonathan Capdevielle chante : « l’amour nous déchirera », qu’Arthur B. Gillette reprend en anglais (selon le titre de la chanson du groupe Joy Division : « Love will tear us apart »). Si les paroles, évoquant de manière figurée la désagrégation d’un couple, peuvent être prises littéralement en regardant simultanément l’écran, le rythme entraînant offre un contraste saisissant avec l’horreur de la dévoration. De même, pendant qu’est montrée l’agonie, ici muette, de Sara, prise dans des fils barbelés dont elle essaie de se libérer, les performeurs reprennent la chanson « Gâter le coin » du rappeur Naza. Les phrases du refrain « tu es pris dans les mailles du filet, là faudra pas te défiler » confèrent une ironie noire à ce moment, alors que la vidéo projetée devient difficilement supportable. En construisant différentes atmosphères fondées sur la coexistence des images et des sons, les concepteurs montrent combien le théâtre peut s’enrichir d’autres arts — le cinéma, la musique et le chant — et travailler de concert avec eux.