Par Michaël Rolli
Une critique sur le spectacle :
Les Trois sœurs / Texte d’Anton Tchekhov / Mise en scène de Timofeï Kouliabine / Comédie de Genève / Janvier 2019 / Plus d’infos
Pas de paroles en l’air ni de répliques perdues dans cette version des Trois sœurs de Tchekhov. Pour parler, en effet, pas de voix, mais des mains et même des corps dans leur globalité. Timofeï Kouliabine, avec sa troupe de La Torche Rouge (Novossibirsk), donne une nouvelle dimension, celle du silence, à une œuvre majeure de l’auteur russe grâce à un spectacle joué en langue des signes.
Un appartement de la campagne russe ne marquant aucune époque précise. Pas de murs, pas de fenêtres, le paravent lui-même n’est plus qu’un cadre vide. Seules deux portes s’élèvent pour marquer les deux entrées de la maison. Sont matérialisés, sur le plateau, des espaces distincts : des chambres, une salle à manger et un salon, définis par leurs meubles, comme une table à manger, des lits, un berceau… Les costumes semblent venir du début du XXe siècle, alors que certains accessoires nous ramènent à notre époque : une télévision, un IPad et des téléphones portables. Les murs, eux, sont rendus visibles par des bandes blanches collées au sol, délimitant les différents espaces. Le procédé rappelle celui qu’utilisait Lars von Trier dans Dogville en 2003. On voit tout en même temps. On voit la vie. On voit la simplicité. On voit l’anecdote et l’insignifiant.
C’est un spectacle poétique et tragique, qui se balance entre les bruits d’une vie sans intérêt, le silence des gestes et les sons inarticulés des acteurs, qui ont spécialement appris la langue des signes pour cette mise en scène. Le spectacle n’est donc pas complètement noyé dans le silence. Au début du spectacle, Irina allume la télévision, semble émerveillée par le clip de Miley Cyrus, Wreaking Ball et bouge au rythme des vibrations. Puis, le tic-tac de l’horloge, la vaisselle que l’on range, les bruits des pas sur le parquet, Andrei au violon, racontent la vie, le temps qui passe et l’ennui, la souffrance d’une vie inintéressante pour Irina, Masha et Olga, dont le rêve de retourner à Moscou ne sera jamais réalisé.
Quasiment personne ne parle, tout le monde signe – la pièce est traduite en langue des signes russe. Ainsi, le corps est seule source de langage et de partage. Ironiquement, seul Feraponte, personnage malentendant de la pièce, est doté de la parole et ne comprend aucunement le langage des signes.
Pendant environ quatre heures, le bruit des émotions règne, intensifié par une langue silencieuse et d’une grande théâtralité. Pour communiquer, il faut capter l’attention et se regarder. Les corps se touchent alors pour prendre contact et les mouvements sont exacerbés. C’est une capture de moments de vie qui arrivent aux mêmes instants. L’ouverture de l’espace scénique et l’utilisation du langage des signes permettent en effet la simultanéité des événements. Par exemple, lorsque les trois sœurs discutent, Natacha, dans sa chambre, se fait un masque de beauté, Andrei, dans une autre pièce, fait grincer son violon et d’autres personnages dorment.
La puissance de cette poésie signée est encore plus forte dans le troisième acte de la pièce. Le feu ravage la ville alentour et voilà les trois sœurs enfermées dans leur maison avec leur frère, Natacha, Anfissa, le bébé et tous les autres. Durant l’incendie, les pannes de courant répétées obligent les personnages à s’éclairer avec la lampe de poche de leur téléphone. « [L]a vie passe, elle ne reviendra jamais, jamais, jamais nous n’irons à Moscou » : Irina s’effondre dans une douleur et une souffrance effroyables à la lueur de la lampe de poche d’Olga. Dans cette obscurité, les mots signés d’Irina deviennent presque inaccessibles pour le spectateur : on ressent la douleur secrète de la benjamine, partagée avec les deux autres sœurs dans le plus grand secret.
C’est une relecture novatrice et intime – portée par le jeu et la technique impressionnante de l’ensemble des acteurs – que propose ici Timofeï Kouliabine : une nouvelle vision du monde expirant décrit par Tchekhov. L’impression de dialogues en miettes et d’incommunicabilité entre les personnages et le monde extérieur en sont encore accrus, les souffrances et l’ennui endossent le rôle principal. Une prestation virtuose, bouleversante, qui ne peut laisser qui que ce soit indifférent.