Par Valentine Bovey
Une critique sur le spectacle :
La Grâce / Mise en scène et création par Gustavo Giacosa / La Grange de Dorigny / le vendredi 26 mars 2021 (pour un public professionnel) / Plus d’infos
Sur la scène de la Grange de Dorigny, un homme en habit de travail déambule avec une démarche syncopée. Derrière le tulle qui sépare les spectateur·rice·s de la scène, un monde étrange : celui des mort·e·s. Dans La Grâce, l’acteur, auteur et metteur en scène Gustavo Giacosa, de la compagnie SIC.12, anime pour nous ces corps anonymes et nous invite à réfléchir à notre rapport à la mort.
Le dispositif scénique poétique crée rapidement un rapport intimiste et étrange à cette question qui a tendance à faire peur. C’est que nous n’y sommes pas habitué·e·s. Face à la mort, nos sociétés ont tendance à détourner les yeux – on pense au cimetière bleu que devient la Méditerranée –, à en faire un sujet tabou ou à la réduire à des statistiques, comme nous l’a bien montré la pandémie qui sévit actuellement. Face à une réalité aussi immatérielle, que dire, que faire, comment honorer ? En réponse à l’anonymat de ces corps invisibles, Giacosa incarne un passeur. Pour tout décor et seule compagnie, une vingtaine de housses, fantômes blancs et tout d’abord inertes. Le spectacle réussit le tour de force d’incarner un état normalement associé avec la désincarnation, de représenter l’irreprésentable. Les mort·e·s ici sont avant tout des corps. Avec des gestes doux, le passeur les transporte, les déplie, les prend dans ses bras, les fait danser et les berce. C’est cette tendresse qui est stupéfiante au premier abord : le mime parfait d’un corps lourd et pesant dans les bras signifie qu’ils ont été humains, qu’ils avaient un poids, qu’ils ont existé. Pourtant, le passeur ne s’arrête pas à cela : il a le pouvoir de les écouter, et de raconter leurs histoires. Ces dernières ne sont pas biographiques à proprement parler, mais partent d’une anecdote : un moment de grâce qu’ils ou elles ont vécu. La présence du texte, qui vise à individualiser les mort·e·s et à narrativiser l’action, atténue parfois quelque peu la force de ces images inhabituelles.
Issu d’un projet intitulé « Anonymes », thème de la résidence de trois ans du metteur en scène à la Grange de Dorigny, cette pièce s’inscrit dans un cycle plus large, qui comportera aussi par exemple l’exposition « Anonymes » (du 26 juin au 28 novembre 2021) à la Collection de l’Art Brut. Dans ce spectacle, cependant, la question de l’anonymat est occultée par la question centrale de la présence des corps, tant ceux des morts que celui du seul vivant sur scène. On entend deux fois la voix de Giacosa : une voix off préenregistrée qui permet alors à l’acteur d’explorer une vaste quantité de mouvements, et sa voix en direct qui prend le relai. Cette alternance crée un personnage mythique. Sa démarche chorégraphiée, qui oscille entre la rouille du grand âge et la légèreté d’un danseur, le soin apporté aux gestes, ainsi que la présence physique de cet acteur, évoque l’invocation et le côté magique du « théâtre de la cruauté » artaudien. L’univers musical, entièrement composé pour l’occasion par Fausto Ferraiulo, et rythmé par de grandes respirations, parachève ce moment de grâce. Étymologiquement, on peut rapprocher l’âme du souffle. Et ce spectacle possède tant l’une que l’autre.