Le pouvoir a-t-il un genre ?

Par Valentine Bovey

Une critique sur le spectacle :
Marie Stuart / D’après l’oeuvre de Frédéric Schiller / Par la Cie Les Débiteurs / Mise en scène par Jérôme Junod / La Grange de Dorigny / Mars 2021 / Plus d’infos

© Ariane Catton

Aller au théâtre en temps de pandémie est devenu un étrange privilège. Dans la salle quasiment déserte de la Grange de Dorigny, public (uniquement des professionnel·le·s du théâtre) et comédien·ne·s se faisaient face ce soir-là en nombre presque égal. Marcher dans une nuit de début mars, seule, pour aller voir une pièce sur les rapports conflictuels entre deux grandes reines du XVIe siècle, Marie Stuart et Elizabeth Ière, m’avait d’abord semblé particulièrement absurde – les enjeux d’une cour royale et de complots sanglants paraissent si loin des masques et des désinfectants. Et pourtant, les enjeux apparemment politiques mais surtout féministes de Marie Stuart, écrite au tournant du XIXe siècle par Friedrich Schiller, se sont révélés n’avoir jamais été aussi actuels grâce à la mise en scène sensible et haletante de Jérôme Junod et de sa compagnie Les Débiteurs, dans un texte légèrement adapté.

« Je ne veux pas que vous parliez de la faiblesse de mon sexe en ma présence ». C’est la parole sèche d’Elizabeth Ière, en plein conciliabule avec ses Lords. Sur la scène, deux robes d’époques posées chacune sur un piédestal, face au public, l’une à gauche et l’autre à droite, dans lesquelles les comédiennes viennent glisser leurs mains et positionner leur tête afin d’incarner leur personnage. Anne-Catherine Savoy joue la Reine d’Angleterre, méprisante. À côté, la robe de Marie Stuart, momentanément inhabitée, comme une présence. L’immobilité induite par ce dispositif de jeu matérialise les contraintes qui pèsent sur la vie des deux reines, leur pouvoir tout entier signifié par ce costume d’apparat, autant puissance que prison. Petra Staduan, convaincante et touchante dans le rôle d’une Marie Stuart fière malgré sa posture misérable – elle est retenue prisonnière –, réussit le tour de force de nous faire éprouver le caractère rebelle et insoumis de son personnage alors même que le dispositif ne permet de voir que son visage et ses mains. Les deux reines sont engagées dans un duel à mort. En effet, Marie Stuart, exilée en Angleterre à cause d’affaires politiques sanglantes dans son propre pays, est catholique, et à cause de cela considérée comme un danger par sa cousine anglaise, protestante, qui craint un soulèvement catholique dans son royaume. Dans ce contexte de guerre de religions, plusieurs hommes agissent autour d’elles pour arriver à leurs fins. Qu’ils soient intrigants, amoureux, fascinés ou dégoûtés, toutes leurs actions s’organisent autour de ces deux figures féminines qui luttent contre des déterminations qu’elles n’ont pas choisies.

La mise en scène met en lumière avec succès la dimension féministe – contre toute attente – de la pièce écrite en 1800 par Schiller en exposant le rapport que la société entretient aux femmes de pouvoir, avec quelques clins d’œil à l’actualité (« Ah, les hommes, tous des porcs ! ») qui en radicalisent les enjeux. Cette interprétation rafraîchissante du texte de Schiller relègue au second plan la dimension religieuse et la réflexion sur la justice pour mieux explorer le rapport entre le pouvoir et ces deux figures de femmes. Élizabeth Ière est pressée par l’injonction de se marier pour donner enfin un héritier à la Couronne, et se retrouve obligée de sacrifier son amour pour une stratégie d’alliance afin de consolider une paix fragile entre la France et l’Angleterre. Sa pudeur, sa froideur inflexible et son refus de s’abandonner aux plaisirs de la chair en font un miroir parfait de sa consœur et ennemie. Marie Stuart, au contraire, représente la femme fatale, qui laisse dans son sillage des amoureux transis, des amants assassinés et divers soupçons de complots. Catholique, associée par ses ennemis au vice et au plaisir, elle incarne cette figure objet de discours misogynes, qui représenterait un danger pour l’ordre public et la société, qu’il faudrait donc absolument mettre hors d’état de nuire.

La distribution ouvre encore d’autres pistes d’interprétation en associant des personnages que tout oppose, joués par les mêmes comédien·ne·s : Raphaël Vachoux, alternant entre le rôle du catholique fanatique Mortimer, et celui du rusé et manipulateur Lord Burleigh, ennemi juré de « la Stuart », change de corporalité avec autant d’aisance qu’il change – littéralement – de veste. En face, Mathieu Ziegler effectue le même dédoublement, entre le chevalier Paulet et le comte Leicester. Ce double jeu est partagé par les actrices, Petra Staduan incarnant aussi le vieux défenseur de Marie Stuart, le comte de Shrewsbury, et Anne-Catherine Savoy la fidèle nourrice de la reine d’Écosse, Anna. Dans cette zone floue de la justice, entre l’annonce de la sentence et son exécution, le dédoublement de chaque visage montre bien la duplicité nécessaire pour jouer au jeu de la cour. Manquer à cela pourrait bien entraîner la mort…