Par Michaël Rolli
Une critique sur l’opéra :
La Clemenza di Tito / Composé par Wolfgang A. Mozart / Grand Théâtre de Genève / Mis en scène par Milo Rau / Scénographie de Anton Lukas / Costumes d’Ottavia Castellotti / Lumières de Jürgen Kolb / Dramaturgie de Clara Pons / Direction des chœurs Alan Woobridge / Plus d’infos
La scène de l’opéra de Genève est le musée des martyres de notre société postmoderne avec La Clémence de Titus mis en scène par le dramaturge suisse Milo Rau. La virtuosité de la musique de Mozart accompagne le soulèvement d’une société contre son empereur. Elle est aussi mise au défi de soutenir l’exposition de violences sociales qui nous est présentée.
Décidément, Mozart est encore déconstruit au Grand Théâtre de Genève. Les opéras du compositeur autrichien seraient-ils devenus trop populaires et supposés trop connus donc ennuyeux dans leur version originale ? On garde un souvenir amer d’un Enlèvement au Sérail contrefait et meurtri, présenté la saison dernière. C’est au tour maintenant de l’avant-dernier opéra du compositeur autrichien, La Clemenza di Tito, d’être refaçonné. Le pari osé du Grand Théâtre est resté accessible en streaming sur son site internet pendant une semaine – COVID oblige – et, samedi 13 mars, il a été diffusé sur Mezzo Live.
La scène est un chaos. Décor imposant de hall d’entrée d’un parlement, posé sur une plaque tournante, avec aux murs plusieurs peintures et photographies violentes. À gauche et à droite de la plaque s’étale un désordre anarchique : des chaises, de la peinture, des toiles, et deux caravanes. Les chanteurs, eux, sont déjà sur scène à l’ouverture du spectacle, habillés en banlieusards, en bobos, en gardes du corps, ils font les cent pas, restent assis, ils attendent l’arrivée du chef d’orchestre. En écho aux tableaux accrochés, la scène offre des échantillons vivants de notre société contemporaine.
Grand désordre donc. De fait, l’ordre n’a que peu d’importance : c’est par la fin que commence l’opéra de Mozart dans cette version de Milo Rau, avec le pardon aux conjurés, que l’empereur prononce ici avant même le crime. Le récitatif de Titus (Bernard Richter), directement adressé au public, se fait devant un groupe de figurants rassemblés en tableau vivant évoquant la Liberté guidant le peuple de Delacroix. Une allégorie de la liberté renouvelée : c’est un homme blessé qui se dresse.
Première rupture. Le pardon de l’empereur s’interrompt, avec un grand silence – ces silences rythmeront d’ailleurs le spectacle musical – et le final triomphant n’est pas chanté. Le décor du parlement se met alors en mouvement, tourne sur lui-même et laisse apercevoir le second espace du décor : un ghetto. Un amas de détritus jonche cette fois-ci le sol. L’espace est chichement éclairé, des tags salissent les murs et un grand drap blanc, sur lequel est inscrit « Kunst ist Macht » (l’art est le pouvoir) est suspendu en fond de scène. C’est ici que la majorité de l’opéra se jouera.
Le récit d’un technicien, occasionnellement figurant au Grand Théâtre, rompt ce silence. L’homme se fait, à la fin de son discours, agresser sous nos yeux par deux femmes qui lui arrachent brutalement le cœur. À la violence de cette scène répond l’ouverture triomphale de l’opéra. Dès lors, bien que le livret soit respecté, la mise en scène propose une intrigue radicalement différente de celle dessinée dans la version originale : cette Clémence, sans sous-titres ni surtitres, devient une œuvre pour dix-huit figurants. La vie de Titus n’est qu’une anecdote, un prétexte à raconter l’histoire des autres. La mise en scène rend ainsi visibles les invisibles.
L’univers sombre et malaisant propose une vue au microscope d’une société postmoderne en perdition. Une société qui s’écroule, qui étouffe, qui essaie de cohabiter sans vraiment y arriver, qui s’insurge contre une politique déshumanisée et une élite totalitaire. On reconnaît bien là l’esthétique documentaire du metteur en scène et essayiste bernois, Milo Rau. Après le cinéma, le théâtre, l’écriture, il s’attaque pour la première fois au théâtre lyrique. Connu pour ses créations à visée sociologique et politique, questionnant l’identité européenne, la culpabilité et la responsabilité des actes humains, Milo Rau pose un nouveau regard sur cet opéra, dont le pouvoir est, précisément, le sujet.
Mais voilà, le premier acte est noyé sous trop d’informations visuelles, qui empêchent de saisir le propos. On notera, par exemple, les références à l’histoire de l’art : outre La liberté guidant le peuple de Delacroix, des tableaux humains reprennent la composition de Judith et Holopherne du Caravage, ou encore de La Mort de Marat de David. À cela s’ajoute la vidéo. L’opéra est filmé en temps réel. La caméra, présente sur scène, projette en direct des gros plans de l’action sur le drap blanc en arrière-scène, à la façon d’un documentaire sociologique. Entre fiction et réalité, les biographies des chanteurs sont narrées en sous-titres pendant l’aria « Deh se piacer mi vuoi », chanté par la soprano Serena Farnocchia (Vitellia).
La musique vibrante, harmonieuse et colorée de Mozart, souvent considérée comme un plaisir uniquement aristocratique, accompagne cette fois-ci des scènes de brutalité extrême : cœur arraché, exécution à l’arme à feu, pendaison, mais aussi violence des images, des peintures, des photographies et de la vidéo présentée sur scène. Notre œil est, comme dans notre quotidien, envahi par une multitude d’images non désirées. Notre cœur, non arraché, lui, est alors mis à rude épreuve.
C’est au second acte que la mise en scène prend tout son sens. « Mon rêve est de raconter l’histoire de l’humanité de cette manière », peut-on lire sur l’écran en fond de scène à la fin de l’opéra : raconter la petite histoire, ou plutôt les petites histoires pour comprendre la grande. À la fin du spectacle, je garde en tête cette scène puissante du second acte, dans laquelle les chanteurs se succèdent pour interpréter leurs arias. Non pas pour continuer l’intrigue, mais plutôt pour donner vie aux histoires restées silencieuses, en second plan d’une société en souffrance, présentées ici par les autres, ceux qui ne chantent pas. Dénués de toute mise en scène, en forme de concert, les arias se succèdent. La musique n’est plus un divertissement, mais un appui aux histoires des martyrs. La mezzo-soprano Anna Goryachova (Sesto), qu’on avait eu la chance d’entendre en Cenerentola dans l’opéra de Rossini mis en scène par Laurent Pelly en début de saison, ouvre le bal. La voix ronde et à la puissance dramatique de la chanteuse accompagne de façon touchante l’histoire de Cem Özgün, figurant turc assis auprès d’elle.
Nous sommes au spectacle de la souffrance des autres, observait Susan Sontag dans son essai (Devant la douleur des autres, 2003). Les images, comme l’affirme l’essayiste américaine, impactent notre perception des événements historiques et contemporains et nous poussent à agir. C’est là la prouesse de cette mise en scène : détourner l’intrigue, pour mettre en lumière les martyrs de notre société postmoderne. C’est la représentation d’un « musée des erreurs », comme le dit Milo Rau.
On retient aussi la justesse et la fragilité sensible du ténor Bernard Richter (Titus), auxquelles succèdent la clarté et la légèreté de la soprano Marie Lys (Servilia), qu’on avait rencontrée en l’une des deux sœurs de la Cenerentola. Serena Farnocchia (Vitellia) ferme le bal, avec la virtuosité et l’expressivité de sa voix dramatique.
L’interprétation est grandement maîtrisée par une distribution homogène. N’omettons pas la mezzo-soprano Cecilia Molinari dont la voix colorée et agile survole brillamment les ornements pendant tout l’opéra. Finalement, le baryton américain Justin Hopkins, donne à entendre, lui aussi, une voix puissante et timbrée dans son seul air « Tardi s’avvede », au second acte. Le tout est accompagné avec maîtrise et une grande précision par l’Orchestre de la Suisse Romande sous la direction de Maxim Emelyanychev.
Le pari osé, proposé par le metteur en scène suisse, est pleinement réussi. Le Grand Théâtre de Genève nous propose une relecture prenante, intelligente et pertinente à l’œuvre de Mozart. On regrette bien sûr de ne pas avoir pu assister physiquement à la représentation, car le caractère puissant de cette mise en scène aurait certainement gagné à être vu en présentiel.