Aujourd’hui Moussa est mort. Ou peut-être pas.

Par Jade Lambelet

Une critique sur le spectacle :
Contre-enquêtes / D’après le roman Meursault, contre-enquête de Kamel Daoud / Mise en scène par Nicolas Stemann / Théâtre de Vidy / Représentation générale du 6 mars 2021 / Plus d’infos

© Philippe Weissbrodt

Dans Contre-enquêtes, Nicolas Stemann met en scène la rencontre littéraire et politique de deux textes, de deux auteurs, de deux personnages et de deux hommes. En amenant au théâtre l’œuvre de Kamel Daoud (Meursault contre-enquête, 2013), et, en filigrane, celle dont cette dernière inverse le point de vue (L’Étranger d’Albert Camus, 1942), Stemann offre à ce dialogue un public de témoins dépositaires d’un nouveau regard sur l’expérience algérienne et l’héritage de la colonisation.

En 2013, Kamel Daoud, écrivain et journaliste d’origine algérienne, publie Meursault, contre-enquête, un texte qui revient sur le récit raconté par Meursault, le héros et assassin de L’Étranger. En prenant à contre-pied le premier roman d’Albert Camus publié en 1942, Daoud se propose d’affronter plus d’un demi-siècle plus tard l’histoire de son pays, l’Algérie, et les problématiques relevant de la post-colonisation. Son geste littéraire est avant tout politique : il permet de se réapproprier une histoire, de renverser des hiérarchies et de questionner les privilèges de certaines identités. C’est à travers le personnage du frère supposé de la victime, Haroun, que Kamel Daoud redonne une voix et une vie à « l’arabe » assassiné par Meursault – qu’il nomme Moussa – un après-midi d’été sous le soleil brûlant d’une plage d’Alger.

Le renversement qu’opère l’écrivain dans son récit s’actualise au théâtre à travers la mise en scène de Nicolas Stemann qui travaille à plusieurs niveaux les effets de symétries, d’inversions et de répétitions. Le duo d’acteurs, composé de Mounir Margoum et de Thierry Raynaud, se fait le porte-parole de ces multiples récits et réseaux d’appartenances culturelles, historiques et politiques. Incarnant à tour de rôles les personnages de Meursault et d’Haroun ou de Camus et de Daoud, déclamant tantôt les textes de l’un ou de l’autre écrivain – bien que les droits pour L’Étranger aient été refusés au spectacle par les héritiers de Camus, le texte est tout de même évoqué par les acteurs à travers quelques passages repris à la lecture, venant ainsi souligner la beauté et la subtilité de l’écriture, ou, à l’inverse, l’omission violente de l’identité arabe – leurs jeux se répondent et se reflètent sur le plateau qui accueille ces rencontres. Les décors, à travers lesquels les deux acteurs agissent, évoquent, par leur sobriété brute (des tas de briques disposés çà et là, un cercueil en fond de scène côté jardin, une table de bistrot côté cour) le geste de déconstruction qu’il convient d’opérer sur les circonstances de l’indépendance de l’Algérie et sa situation postcoloniale. Les briques qu’un premier acteur empile pour élever sur un piédestal le livre de Camus sont ensuite renversées et brisées ; le sac en plastique rouge rempli de terre (qui symbolise les cendres du corps de Moussa) est déversé sur scène : il s’agit de rompre avec le passé, d’en faire table rase, de détruire les vieilles charpentes de l’Histoire et de la colonisation. La scénographie est sublimée par la projection d’images des textes travaillés par le crayon d’une lecture attentive, et par une bande sonore, composée par Paloma Colombe et Nicolas Stemann, venant souligner l’intensité de certaines déclamations.

Si la seconde partie du texte de Camus (qui expose les réflexions de Meursault au moment de son procès et de sa condamnation) permettait d’exprimer de façon littéraire ses réflexions sur l’absurde, le roman de Daoud s’affranchit quant à lui de l’entre-soi dans lequel s’enferme le personnage camusien et cherche à dépasser (et d’un même mouvement à dénoncer) le privilège de ce narrateur blanc (ici il faut comprendre le personnage et son auteur) qui se trouve en droit de parler, d’écrire et de se penser alors que d’autres sont tenus dans le silence et dans l’oubli. Ce sont ces voix tues et invisibilisées par l’Histoire politique et littéraire – celles des « arabes », comme Camus les désignait – que Daoud cherche à révéler et auxquelles il redonne des noms. Il est question de détachement d’un passé collectif mais incarné dans le récit par le personnage d’Haroun, en quête du deuil de son frère : « Je veux m’en aller sans être poursuivi par un fantôme ». Car la littérature, en tant qu’elle véhicule et renvoie des représentations, attribue et désigne une certaine légitimité. En ce sens, elle est un lieu d’asservissement autant qu’elle peut être un espace d’émancipation. Daoud s’en empare comme d’un outil pour se réapproprier l’Histoire de son pays à travers un nouveau point de vue, transgressif et libérateur. Ici prise comme arme, la fiction permet d’agir sur cet héritage tout en réinscrivant son auteur dans l’histoire de la littérature francophone.

Sur scène, le mouvement de réinscription engendré par Daoud quitte l’intertextualité et l’espace littéraire pour s’élever à un niveau supplémentaire : dans la mémoire des spectateur·rice·s. Un nouveau collectif hérite de cette mémoire et en devient le témoin. Nicolas Stemann déploie, en quelque sorte, la démarche cathartique initiée par Daoud à un niveau supérieur, en montrant et en rendant vibrantes ces voix. La contre-enquête du récit de Meursault devient plurielle tant elle confronte et aménage plusieurs rencontres : celle de deux écrivains, celle du frère de Moussa et de son assassin, celle de deux acteurs, et enfin, celle du public et de cette histoire nouvellement présentée. Toutefois, une fois sur scène, la question de la légitimité se prolonge : il convient de se demander – ce que font les acteurs en aparté – à qui appartient cette histoire et qui est véritablement en droit d’en parler. Est-ce légitime, en tant que metteur en scène allemand, en tant qu’acteur maghrébin d’origine marocaine ou français de parents pieds-noirs, de porter et transmettre ce récit ? C’est peut-être là la force du théâtre : projeter de la lumière, car si l’astre solaire était le seul témoin du meurtre (« il n’y a pas eu de témoin [l’après-midi du meurtre] sauf un astre – le Soleil »), Nicolas Stemann éclaire nouvellement ces conflits. Ainsi, Contre-enquêtes dépasse les oppositions, fait sortir de l’ombre et du silence l’héritage écorché de l’Algérie et permet à chacun·e de questionner son rapport à la culpabilité.